Putain de chronique #17
L’amour et la guerre
À mes débuts, je me voulais sans failles. Inébranlable. Avec ma colère pour colonne vertébrale, mes talents pour l’acting (jeu d’acteur) et mes pinces à cheveux en cas de pépin (catégorie : armes par destination), je suis rentré1 dans le métier blindé comme un coffre-fort. Je ne leur donnerai rien de moi. Il ne serait jamais question d’amour, ni même de tendresse. Ce que je ne parvenais que si difficilement à donner à mes proches, je ne l’offrirai plus à des mecs cis hétéros, même contre de l’argent. Dealer du sexe m’était facile. L’idée de faire un câlin me donnait la nausée.
J’attire les atypiques, les ratés, les moches, les bande-mou, les timides, les vieux
Mais ça n’a pas été si simple. Beaucoup se sont montrés vulnérables dès les premières minutes. J’attire les atypiques, les ratés, les moches, les bande-mou, les timides, les vieux. Je compte aussi dans ma clientèle d’odieux directeurs financiers, agents immobiliers ou cadres haut placés, insupportables winners aux dents longues qui allongent les billets sans sourciller, mais ceux-là ne représentent pas la majorité.
Très vite, on m’a remercié pour ma douceur. Ma générosité. La qualité de mon toucher, la considération dans mes yeux, mon écoute, mes conseils. Je recevais, des semaines ou des mois après, des messages de clients que je n’avais vus qu’une seule fois, qui prenaient de mes nouvelles et me donnaient des leurs. Encore récemment, J. m’écrivait combien la discussion que nous avions eue un an auparavant lui avait fait du bien. Ce jour-là, il s’était effondré dans mes bras en parlant de sa compagne, dont le vécu d’inceste rendait impossible tout contact charnel. Il m’avait confié en pleurs combien il lui était dur de ne pas savoir la soutenir, de ne pas trouver les mots, combien il souffrait de cette absence de sexe et de tendresse, combien il s’appliquait à n’en rien laisser paraître. J’avais dû lui parler de schémas traumatiques, de résilience, de l’importance qu’il continue à tenir bon pour ne jamais, JAMAIS, lui mettre la moindre pression, et combien il avait raison de venir chercher ici ce dont il avait besoin.
⁂
J’ai mis du temps à l’admettre, ça me faisait trop peur. Mais j’ai fini par m’avouer que je dealais du love. Que le sexe était une manière de s’en donner à soi, et que tout ce que je prônais dans ma vie faisait sens, même ici. Alors que je me percevais comme un être dur, souvent cynique, parfois brutal, et empli d’une agressivité impossible à contenir, le travail du sexe m’a offert de me regarder autrement, en même temps qu’un espace d’exploration ténu jusqu’alors.
Un des grands amours de ma vie me disait récemment : « Je rêve ou il y a “tendresse et douceur” maintenant dans tes annonces ?! » Il m’en a fallu du chemin pour l’écrire. Mais le travail du sexe (TDS) nourrit ma vie, comme ma vie nourrit mes pratiques. De la même façon qu’on n’arrête pas d’être flic une fois son uniforme au vestiaire, il existe un continuum indémêlable entre mes tournages porn’, mes relations amoureuses/amicales/familiales, ma pratique régulière des sports de combat, mes luttes politiques, qu’elles soient théoriques ou appliquées, et ma posture de pute. Avec les années, mon armure s’est ramollie. C’est bien moi qui leur demande s’ils ont des besoins particuliers en matière d’aftercare2. C’est avec ma tendresse que j’entre en relation avec leurs corps, quand je décale mon regard pour me détacher de ce que je vois, pour tour à tour cajoler, chérir, embrasser, mordre, sentir, pour leur tirer les cheveux, les mettre à genoux et leur serrer le cou, jusqu’à sentir leur cœur battre entre mon pouce et mon majeur. Quand d’une main j’enfile une capote sur un plug anal tandis que de l’autre je maintiens le lien vital sur le front ou le sternum pour que jamais il n’y ait sensation d’abandon. Quand je les enveloppe d’une chaude couverture avant de m’éclipser pour que le retour se fasse par paliers. Pour peu qu’ils me fassent suffisamment confiance pour se laisser aller, je peux alors pleinement déployer toutes mes compétences. Et l’incroyable pouvoir de faire du bien.
Ça ne veut pas dire pour autant que je les aime, eux. C’est pour la relation, pour ce moment précieux, que j’ai de la tendresse. Pour ces parties de moi que le TDS participe à faire éclore. Tout n’a pas été détruit. Je continue de me réconcilier avec moi-même. Et savoir que je peux contribuer, même à une échelle microscopique, à ce que d’autres fassent de même, est une des raisons pour lesquelles je kiffe foutrement mon job.
1 NDLR : jusqu’à il y a peu, Yzé alternait tantôt avec le féminin, tantôt avec le masculin. Dans cette chronique, Yzé se genre au masculin.
2 Désigne généralement les soins que l’on (se) prodigue après une expérience sexuelle et émotionnelle intense.
Cet article a été publié dans
CQFD n°219 (avril 2023)
Depuis le passage en force du gouvernement sur la réforme des retraites, la France est en ébullition : blocages, grèves, manifs monstres et poubelles en feu ! Impossible de ne pas consacrer une très large part de notre numéro d’avril à cette révolte printanière. De Marseille à Dieppe, de Saint-Martin-de-Crau à Sainte-Soline, de la jeunesse en mouvement à la répression en roue libre, des travailleuses du sexe en lutte à l’histoire du sabotage... Reportages, analyses, entretiens. De quoi alimenter, on l’espère, la suite des mobilisations !
On vous emmène tout de même un peu hors de nos frontières (ou presque) : En Kanaky-Nouvelle-Calédonie, où la France poursuit sa démolition du processus de décolonisation, en Turquie où la solidarité populaire a pallié aux manques de l’État après les séismes début février et en Tunisie dans un musée particulier.
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Paru dans CQFD n°219 (avril 2023)
Dans la rubrique Putain de chronique
Par
Illustré par Nijelle Botainne
Mis en ligne le 05.05.2023
Dans CQFD n°219 (avril 2023)
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