L’Andalousie se rebelle et se réinvente
« Somonte pour le peuple »
A sept heures du matin, une dizaine d’ouvriers agricoles attendent l’embauche sur un trottoir obscur, au carrefour de la route de Séville et de celle de Palma del Río. Dans un bar de La Campana, localité rurale aux confins de la province de Séville, les agriculteurs prennent leur café accompagné d’un verre de sol y sombra (anis et cognac). On discute debout au comptoir, un œil sur les résultats du foot à la télé. Quand Mariano Rajoy apparaît à l’écran pour vitupérer la manifestation « Encerclons le Parlement » de la veille, les clients lui tournent le dos, certains entamant la conversation avec le serveur, d’autres riant de la blague d’un vieux à la voix cassée par le tabac. Personne n’écoute le chef du gouvernement alors qu’il flatte « les Espagnols qui travaillent – quand ils le peuvent – et ne font pas la une des journaux ».
Une dizaine de kilomètres plus loin, dans la province de Cordoue, un panneau aux couleurs du gouvernement régional signale l’entrée d’un chemin de terre : « Ferme de Somonte, transformation d’une agriculture traditionnelle en agriculture biologique ». Depuis le 4 mars 2012, cette exploitation de 400 hectares est occupée par des ouvriers agricoles du Syndicat andalou des travailleurs (SAT). Ce jour-là, 600 personnes ont pénétré sur le domaine. Car le jour suivant, le gouvernement andalou
s’apprêtait à vendre aux enchères plus de 20 000 hectares de terres publiques pour se renflouer après la réduction draconienne des budgets imposée par le gouvernement central. Ces terres allaient retomber dans l’escarcelle de la noblesse latifundiste (Somonte appartenait au marquis de Montesión jusqu’en 1991), ou dans celle des banques récemment renflouées avec l’argent public. On proposait Somonte à partir d’un million et demi d’euros, en contradiction avec la loi de réforme agraire votée en 1984 – mais les autorités affirmaient qu’en privatisant, on fomenterait « une agriculture moderne et compétitive ». Oubliant que la majeure partie des terres agricoles aux mains des latifundistes sont laissées en jachère, pendant que leurs richissimes propriétaires se contentent de palper les généreuses subventions de la Politique agricole commune (PAC).
Beatriz a rejoint l’occupation en juin, avec son mari et ses deux petites filles : « Deux ans que nous étions tous les deux au chômage. Plus de boulot aux champs, et je ne trouvais même plus de ménages à faire chez les particuliers, puisque tout le monde autour de nous est aussi en crise. On s’est fait couper l’eau, l’électricité, puis expulsés de chez nous. On s’est réfugiés chez mes beaux-parents, à quatre dans une chambre. » Depuis juin, Beatriz participe aux assemblées, aux travaux d’aménagement des hangars et à l’entretien des deux hectares de culture potagère. « Ma seule préoccupation, c’est une expulsion par la force. Je ne veux pas que mes filles voient ça, qu’elles soient traumatisées à la vue de tous ces uniformes. »
Le 26 avril, au lendemain d’un pacte régional de gouvernement entre le PSOE (parti socialiste) et Izquierda Unida (le Front de Gauche local), 200 flics en tenue de combat, appuyés par une escouade de gendarmes, délogent les squatteurs. Quelques heures plus tard, 200 personnes réinvestissaient les lieux. Depuis, une vingtaine d’occupants font fructifier deux hectares de maraîchage, d’où ils tirent l’essentiel de leur nourriture et le surplus est vendu sur les marchés des environs. Avec l’aide d’une technicienne agronome, ils étudient la possibilité d’irriguer la zone pour augmenter la surface cultivable. Et la victoire est belle, puisque le gouvernement a interrompu la vente des terres publiques et affirme vouloir les mettre à concours pour des projets de production de type coopératif et biologique. « Révolution agraire, révolution sociale », clame un énorme graffiti sur la façade blanchie à la chaux. Jusqu’en mars, derrière cette façade de ferme expérimentale se cachait un grand vide. Le gouvernement andalou avait fait planter des paulownias, arbre asiatique dont l’écorce est utilisée comme combustible pour les barbecues. Ainsi que des chardons pouvant être utilisés dans l’élaboration de biocarburants (biodiesels), et de l’avoine. « Les champs étaient plantés, mais laissés à l’abandon. Les chardons étaient malades, l’avoine couchée. » Les dépendances étaient inoccupées, les appartements aussi. « Personne ne vivait ici avant nous », constate Ramón. La ferme ne donnait du travail qu’à trois ouvriers pendant trois mois de l’année, mais chaque hectare était subventionné par la PAC.
« Pour l’instant, il n’y a qu’un puits avec une capacité de 20 000 litres renouvelables en dix minutes, affirme Lola, tête visible de l’occupation. Mais nous voulons passer d’une agriculture sèche à une agriculture d’irrigation. Les eaux du Genil, plus gros affluent du Guadalquivir, sont disponibles à trois kilomètres d’ici. En aménageant les hangars, nous pourrions emballer et conserver le produit de nos champs avant de le commercialiser dans la région. Cela donnerait du travail à plusieurs centaines de personnes. » L’exemple vient de Marinaleda, village en résistance situé à une quarantaine de kilomètres d’ici. Là-bas, les ouvriers agricoles ont occupé les terres du duc del Infantado depuis 1983, répondant à chaque expulsion par une nouvelle occupation. La coopérative del Humoso fonctionne aujourd’hui sur 1 200 hectares et donne suffisamment de travail pour que Marinaleda puisse se vanter de ne pas connaître le chômage.
« Andalou, n’émigre pas, reprends la terre », revendique un graffiti dans la vaste cour de la ferme. Au-dessous, au pochoir, les portraits de Malcolm X, Zapata, Abdelkrim, Blas Infante et Geronimo. Un âne, des poules, une vingtaine de brebis, trois chèvres. Les dons ont transformé Somonte en petite arche de Noé… « Nous nous réunissons en assemblée pour les décisions importantes, mais aussi pour partager les tâches quotidiennes. Pour beaucoup, c’est difficile, en tant qu’ouvriers, nous sommes habitués à être commandés par un contremaître toute notre vie. Certains, après que l’assemblée a décidé qui fait quoi, viennent quand même me demander : “Lola, c’est quoi que je dois faire, déjà ?” »
Les repas sont pris en commun dans un salon décoré de coupures de presse et d’une photo de Raúl et Fidel Castro. Comme pour répondre aux moues dubitatives, Lola tente un petit pont : « Il y a un mois, je suis allée à Barcelone avec un camarade pour participer à des rencontres sur les alternatives sociales au capitalisme et, dès que nous avons eu un moment de libre, nous sommes allés sur la tombe de Durruti 1. » Autour de la table, ça parle haut, ça chambre, ça rigole. Pepe, quinquagénaire au visage buriné, raconte son parcours : « Adolescent, j’étais chevrier. À 18 ans, je créais ma première boîte de plomberie. Par la suite, j’ai été tenancier de bar et de boîte de nuit, inventeur, commerçant ambulant… Je suis venu à Somonte parce que j’avais besoin de sentir la terre sous mes pieds et puis surtout de participer à un projet collectif. »
Les onze charriots de la gratuité
Le 9 août, des chômeurs et des membres du Syndicat andalou des travailleurs ont fait leurs courses dans le supermarché Mercadona de la petite ville d’Écija. Onze chariots remplis de victuailles sont passés sans payer. « Si tu emportes pour moins de 400 euros, ce n’est pas considéré comme un délit, mais quelques caissières se sont accrochées à nous comme si leur vie en dépendait, raconte Lola. Bien qu’il les paye au lance-pierre, leur patron les a persuadées de porter plainte contre nous. » Selon les chiffres officiels, les grandes surfaces en Espagne bennent 40 000 tonnes d’aliments par an. « De quoi nourrir 35 000 familles », s’offusque Lola. Avec la crise, on voit de plus en plus de gens faire la queue devant les conteneurs à déchets, à l’aube. » Le contenu des onze Caddie a été livré aux corralas, ces immeubles sévillans occupés par des familles que l’hypothèque a jetées à la rue.
Corrala la Utopía
Les occupants de la Corrala la Alegría ont été délogés le 19 septembre aux aurores. Mais à Séville, il reste encore plusieurs immeubles occupés, et fiers de l’être. C’est le cas de la Corrala la Utopía, un bâtiment flambant neuf investi par plus de quarante familles dans le quartier San Lázaro. « J’ai vécu vingt ans dans le quartier du Vacie, un bidonville en bordure du fleuve. Il n’y a toujours pas d’eau courante, là-bas. » La Toñi, qui a visiblement du sang gitan dans les veines, est une mère courage qui participe activement à cette récupération de biens inutilisés. Elle ouvre volontiers sa porte et montre avec fierté son chez-soi au parquet brillant et aux murs immaculés. Le promoteur avait prévu de vendre cet appartement de 60 m2, 300 000 euros. « Il y a trois ans, j’ai obtenu un HLM en banlieue. Au départ, le loyer était de 216 euros par mois. Mais en deux ans, il a doublé. Seule avec mon fils, je n’arrivais plus à payer et au bout de huit mois, on m’a expulsée. C’était très dur. J’ai laissé mon fils à mes parents et je suis allée dormir dans une voiture en panne garée dans un box de parking. La journée, je cherchais de la ferraille dans les poubelles, que je chargeais dans un Caddie avant de la revendre. J’étais en pleine dépression. Un jour que je pleurais en marchant dans la rue, David, un garçon du mouvement 15-M, m’a abordée : “On monte une assemblée de mal-logés, tu veux y participer ?” »
Le 16 mai, trente-six familles – 106 adultes et 39 enfants – ont pénétré dans cet immeuble, dont aucun appartement n’avait été vendu depuis la fin des travaux, il y a deux ans. Premier problème : lorsque les nouveaux arrivants ont branché l’eau, celle-ci a bien coulé des robinets, mais a aussi infiltré les cloisons et les parquets. Les ouvriers, que le constructeur n’avait plus payé depuis deux mois, avaient coupé les canalisations à la scie circulaire avant de replacer les caches en porcelaine des lavabos… « Chez mon voisin, l’eau a même giclé des prises et du plafonnier ! », se souvient une Toñi hilare. « Heureusement, il y a parmi nous des plombiers et des électriciens au chômage. Nous sommes devenus une vraie famille. On s’est tous raconté nos vies, on se fait confiance et on se soutient. Je peux laisser ma porte ouverte, il n’y a rien à craindre. Mes parents, puis ma sœur et ses deux enfants, expulsés eux aussi, nous ont rejoints. »
Le promoteur a eu maille à partir avec la justice. Fraude fiscale, corruption politique et urbanistique, détournement de fonds… Il a préféré se déclarer en faillite et l’immeuble devrait revenir à ses créanciers. Mais la banque Ibercaja, principale créancière de l’escroc, vient elle aussi de se déclarer en faillite… En attendant, des familles expulsées de chez elles pour loyers ou crédits impayés occupent les lieux. Alors que sa mère montre avec fierté des photos de manif sous les fenêtres du maire où elle crie au premier rang, Juan José surgit tout essoufflé et raconte qu’une patrouille de police vient de le contrôler, l’accusant d’avoir jeté des pierres sur les voitures. « Ils m’ont fait croire qu’ils allaient m’embarquer, puis ils m’ont dit de filer rejoindre les miens, “ces squatteurs pouilleux”. Je leur ai répondu que chez nous c’était peut-être plus propre que chez eux et je suis parti en courant. »
Au début de l’été, la municipalité a fait couper l’eau et l’électricité. L’eau a vite été rebranchée, mais lorsqu’ils ont tenté la même opération pour l’électricité, les gens de la Utopia ont fait disjoncter le transfo qui alimente le quartier. Le lendemain, l’ABC, quotidien conservateur, persiflait : « Les squatteurs de la Utopía : Si nous n’avons pas de lumière, personne n’en aura ! » Malgré tout, la plupart des riverains, susceptibles eux aussi de perdre un jour leur toit et leur job, ne voient pas d’un mauvais œil l’occupation. « Les chauffeurs de bus font le signe de la victoire quand ils nous voient au balcon, se réjouit Toñi. Les automobilistes klaxonnent. Au marché d’intérêt national, on nous donne des cagettes pleines de légumes. Ceux qui n’ont pas de revenus se les répartissent. Moi, par exemple, comme j’ai un contrat de trois mois dans une maison de retraite, je laisse ça aux autres. »
Croisé au bar du coin, Primi a une allure qui tranche avec les bleus de travail et les tabliers de ménagère qu’on rencontre dans les couloirs de la Corrala. La trentaine insouciante, lui et sa compagne travaillaient dans le tourisme : « On bossait comme saisonniers sur des bateaux de croisière, on voyageait, bien payés, sans souci, sans engagement politique, la belle vie. Puis les contrats se sont fait rares, on a eu du mal à payer le crédit de notre maison et la banque a tout repris… » En Espagne, celui qui perd son bien est obligé de continuer à payer le crédit à la banque… « Voilà comment nous avons rejoint la Utopía. »
Pour construire des liens avec le voisinage, la Utopía organise des séances de ciné gratuit dans la cour. Les locaux commerciaux vides, situés au rez-de-chaussée, ont pu accueillir une rencontre andalouse sur les expériences et réponses populaires aux problèmes de logement. La Toñi : « Nous ne faisons de mal à personne. Moi, j’ai toujours parlé à tout le monde, Gitans, Payos, Noirs, Chinois, Arabes… Je n’ai pas de préjugés. À part peut-être contre certains policiers et journalistes… L’autre jour, on a viré une envoyée de la télé régionale qui demandait à Raquel, enceinte, pourquoi elle fait des enfants si elle n’a pas de quoi leur offrir un toit. »
1 Buenaventura Durruti (1896-1936), figure majeure de l’anarchisme espagnol, mort durant la guerre civile.
Cet article a été publié dans
CQFD n°104 (octobre 2012)
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Paru dans CQFD n°104 (octobre 2012)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Yohanne Lamoulère
Mis en ligne le 12.12.2012
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