Je suis une teigneuse

AUJOURD’HUI, je vous sors de l’usine car, même s’il s’y passe toujours des choses, l’actualité locale, ce mois-ci, se situait à l’extérieur. Les boîtes qui ferment, c’est plutôt « tendance » en ce moment et la région normande n’y échappe pas. Pas très loin de ma taule, l’Imprimerie Offset Numérique (ION, groupe Morault) a tiré le rideau le 23 février, avec 56 licenciements à la clé. Dans la liste des fermetures actuelles, c’est un peu du pipi de chat, n’empêche que les salariés se sont bagarrés et que c’était plutôt pas mal. Curieusement, ils n’ont commencé à se battre que ce jour-là, après avoir reçu leur lettre de licenciement, en venant bloquer le déménagement d’une machine qui devait être transférée dans une autre imprimerie du groupe. Garder la machine (une « Heidelberg », pour les connaisseurs), c’était un moyen de pression sur la direction pour arracher une prime de licenciement. L’occupation a duré pendant un mois, nuit et jour.

Parmi les occupants qui se relaient sous le barnum, près des brasiers et des affiches CGT, il y a Florence. Toujours en jean et en blouson, arborant souvent une casquette. C’est le genre de fille battante qui ne se laisse pas marcher sur les pieds : « En 2006, Morault, le patron, vient dans la boîte en disant “je veux ouvrir tous les placards, pour voir s’il y a de l’alcool ”. Je refuse, dit Florence, parce que c’est ma vie privée et que s’il veut voir ce qu’il y a dedans il doit être accompagné d’un flic. En rentrant de vacances, j’apprends qu’il me fiche dehors, alors je le colle aux prud’hommes, il perd et doit me réintégrer. Je ne suis pas du genre à me laisser faire, fille et petitefille de coco, il ne sait pas à qui il a affaire. Du coup, je vais à l’UL CGT et je deviens déléguée syndicale. Après je lui demande la constitution d’un Comité d’établissement, vu qu’on est plus de cinquante. Et là, Morault dit : “Si c’est un CE CGT, je ferme la boîte.” Et c’est un CE CGT qui est élu. »

Morault possède douze imprimeries en Normandie et Picardie et joue avec ses boîtes comme au Monopoly. C’est connu aussi qu’il a toujours fait en sorte de se débarrasser de tout salarié vindicatif et contestataire, usant de la loi à sa convenance, comme la plupart des patrons. Après les élections, il décide de fermer ION, en prétextant la fin des CD (l’imprimerie faisait les livrets des CD pour Universal et tous les gros labels) mais, en réalité, il fait transférer les autres travaux sur les sites picards.

Le bougre a aussi des manies de grand bourgeois : propriétaire d’une collection de voitures anciennes, il fait, en2006, le Rallye Transbaltica avec sa Bentley ; sur son beau voilier, il participe, en 2007, à la Semaine de Porquerolles ; dans son château de Saint-Saëns, en Normandie, se situe son élevage de vaches « blondes d’Aquitaine » qui remportent des prix dans les concours agricoles. Il organise aussi des chasses à courre dans la région normande. Florence et ses collègues, à coups de rassemblements devant l’imprimerie et de meetings-barbecues, parviennent à rendre l’occupation très populaire. Même le juge du tribunal d’instance se met de la partie en n’ordonnant pas aux occupants de libérer les lieux. Florence est partout dans la presse régionale et son volontarisme passe bien face à un patron qui ne veut rien savoir. Quand on lui demande pourquoi ils ne se sont pas battus contre la fermeture, Florence se lâche : « On n’en veut plus de cette boîte, on en a trop bavé, il y a eu trop de tensions. Trop de mauvais souvenirs. Nous, on veut partir avec des sous, parce que Morault nous doit bien ça. »

Au bout de la lutte, et aussi sous la pression des pouvoirs publics, Morault accepte de négocier. Ce n’est pas du tout à la hauteur de ce que voulaient les salariés (primes de 4000 à 7000 euros en plus des indemnités légales de licenciement), mais les occupants ont le sentiment d’avoir gagné, d’avoir fait plier Morault pour la première fois. La première fois aussi qu’un patron lâche du fric alors que les gens sont déjà dehors. Florence a un coup de blues, normal en fin de conflit, mais quand je lui demande ce qu’elle va faire maintenant, elle me répond : « J’en ai pas fini avec Morault, pendant le conflit on a découvert que, sur l’ensemble du groupe, on était passé de plus de 500 salariés à 330, sans plans sociaux, en lourdant individuellement. Il va falloir qu’il rende des comptes. Et puis, en allant voir les autres sites, on a rencontré des gens qui voulaient monter un syndicat. Morault n’a pas fini d’entendre parler de moi. » Et puis, elle me fait un sourire et un clin d’oeil : « J’te l’ai dis : j’suis une teigneuse. »

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Paru dans CQFD n°66 (avril 2009)
Dans la rubrique Je vous écris de l’usine

Par Jean-Pierre Levaray
Mis en ligne le 11.05.2009