Partout, faire peuple

« Je ne suis pas un rocher planté quelque part »

Dans son film La Langue du feu, Tarek Sami raconte l’exil d’un point de vue intime. Parmi les visages éclairés dans la nuit d’un monde qui ne tourne pas rond, il y a celui de Noureddine, son frère, parti vivre en Afrique du Sud. Entretien croisé autour de la nécessité du mouvement, loin des murs érigés par l’Occident.
Audrey Esnault

Dans un film documentaire sorti l’année passée, Tarek Sami circule entre les montagnes kabyles en Algérie quittées il y a vingt ans, la jungle de Calais et l’Afrique du Sud, où son frère, Noureddine, taille un bout de vie. Il nous emporte dans un monde où les frontières s’effacent et où des hommes se retrouvent autour de foyers. À travers La Langue du feu, l’exil se raconte depuis l’intime. Tarek est un ami de longue date, Noureddine est arrivé en France il y a tout juste un mois. Le temps d’un trajet en bagnole, on parle tous les trois, de mouvement et de cinéma.

Pourquoi on bouge ?

Tarek : « Pourquoi on ne bougerait pas ?! Nous ne sommes pas des plantes ou des arbres qui auraient besoin de racines pour vivre. »

« Quand les Européens viennent en Afrique, on les appelle “expatriés”. Pourquoi ce ne sont pas des immigrés, eux ? »

Noureddine : « Même les plantes voyagent. Les semences sont portées par le vent. Ça me rappelle un cousin dont on parlait, quand on s’est retrouvés tous les deux en Afrique du Sud. Il est toujours resté au village, alors que nous on a bougé et nos mentalités ont évolué. Ce cousin – on riait – on le comparait à un rocher. Je ne suis pas un rocher planté quelque part. »

Qu’est-ce que vous pensez du terme « immigration » ?

Tarek : « Quand les Européens viennent en Afrique, on les appelle “expatriés”. Il y a quelque chose de l’ordre de la domination dans le choix des termes. Pourquoi ce ne sont pas des immigrés, eux ? »

Noureddine : « C’est l’arrogance occidentale. Si un Européen voyage avec son passeport, il va où il veut et il est respecté partout. Surtout en Afrique. Un Blanc en Afrique c’est comme quelqu’un qui chie du miel ! »

Est-ce que dans certains films, la représentation des personnes en exil vous choque ?

Tarek : « L’Occident est une forteresse qui contient des richesses immenses – dont la plupart ont été pillées – et on a construit des murs pour la protéger. Toute personne qui prend le point de vue du mur et qui regarde celui qui arrive de cet endroit me pose problème. Même quand il y a une forme d’empathie. Certains films construisent un regard qui dit : “Ô, pauvre migrant, je plains ta misère…” C’est méprisant. C’est un point de vue posé depuis la forteresse et qui, déjà, inscrit une différence. Bien sûr, on peut avoir de l’empathie. Mais si l’Autre n’est pas, dans ton regard, une histoire humaine qui pourrait être la tienne, tu es du point de vue du mur, du flic. On est tous des exilés de quelque part. De quelque chose. Quand tu te dis, par exemple, “la politique de mon pays, je ne la reconnais pas, je me sens comme un exilé à l’intérieur même de cet espace”, alors tu reconnais que tu es en exil et tu vas aller vers d’autres exilés. »

« C’est leur projet : créer le maximum de désordre pour que les gens ne se retrouvent pas, humainement et par intérêt de classe, par convictions, pour lutter. Qu’ils se sentent à part les uns des autres »

Est-ce qu’il y a des moments où vous sentez un regard peser sur vous ?

Noureddine : « Oui, parfois, le regard des autres fait que tu te sens différent. Ça fait un mois que je suis en France. Tout le monde a des choses en commun, des sujets de conversation que je n’ai pas. Je me sens à l’écart. C’est sans doute transitoire… Mais c’est là. Il y a un malaise qui plane. »

Tarek : « Tu viens d’arriver ! Moi, ça fait vingt ans que je suis là. Aux dernières élections, l’extrême droite était prête à passer. Dans le village où je vis, avec les gens qui m’entourent, je pensais qu’on “formait peuple” – en termes politiques, j’entends – même si je n’ai pas la nationalité française. Mais des gens sont venus me voir et m’ont dit : “Tarek ! J’ai pensé à toi ! J’ai eu peur pour toi.” Je me suis dit : “Pourquoi t’as pensé à moi ?” Tu vois… Il y avait cette sorte de bienveillance que je trouve méprisante… »

Noureddine : « C’est une autre manière de te faire sentir que tu n’es pas chez toi. »

C’est le projet, non ? Empêcher les gens de « faire peuple ».

Tarek : « Oui, créer le maximum de désordre pour que les gens ne se retrouvent pas, humainement et par intérêt de classe, par convictions, pour lutter. Qu’ils se sentent à part les uns des autres. »

Noureddine : « Les politiciens abusent du sujet de l’immigration et ils ont réussi : les esprits ont été colonisés. Mais je n’ai pas beaucoup pensé à la situation politique en venant ici. Je suis venu pour améliorer ma situation. Je crois que c’est le cas de la plupart des gens qui arrivent. Parfois, je me dis qu’on a perdu quelque chose d’important… Qu’on n’arrive pas à se satisfaire de ce qu’on a chez nous. Avant, au village, il n’y avait pas assez de confort, mais les gens ne voulaient pas partir. Notre grand-mère n’y a jamais pensé. Aujourd’hui, tout le monde veut partir. »

« Du point de vue de l’autochtone, on te dit : “Ta vie est merdique, ton salut est chez nous.” »

Tarek : « Les gens étaient dans l’ignorance du monde. Aujourd’hui, on vit à une échelle monde. Et ce monde est habité par des vendeurs de rêves et des marchands de sommeil… C’est un cycle infernal. Tu nais en Algérie, qui est une fabrication française. Une fabrication coloniale, dans sa géographie même. Le pays devient indépendant dans les années 1960. La France garde la mainmise sur les ressources jusqu’aux années 1970. Dans nos villages reculés, vingt ans plus tard, tout s’accélère. L’électricité arrive. La télé. La chute du mur de Berlin. Il n’y a plus qu’un seul bloc dans le monde. Ce bloc déverse son rêve à toute la planète : “C’est comme ça qu’il faut vivre, consomme, consomme.” Et du point de vue de l’autochtone, on te dit : “Ta vie est merdique, ton salut est chez nous.” Donc tu te dis simplement, allons dans le lieu où le rêve existe. Tu es en Algérie, en pleine guerre civile, dans un tunnel pas possible, sans aucune visibilité sur quoi que ce soit. Tu as l’image d’une maison en feu. Et des crieurs résonnent, comme des voix dans ta tête qui te disent : “Ton salut est par là !” Mais quand tu veux bouger, on te dit : “Non ! Reste dans cette maison en feu.” Avec le recul, tu comprends que les pyromanes sont les crieurs. Une fois que tu es arrivé en Europe, tu es dans une position de dominé, avec ses complexes. Combien de fois je vois des jeunes, en France, qui ont honte que leurs parents parlent en kabyle, rient fort dans la rue. Et les migrants algériens, qui ont honte ici, quand ils reviennent en Algérie, ils ont la belle bagnole, etc. Ils disent, au fond : “Ça y est, j’ai réussi, je vends du rêve à mon tour.” Ils deviennent eux-mêmes des crieurs. Tout ça est dégueulasse. Domination sur domination. »

« Il y a un tri des humains. Des humains premier choix et des humains deuxième choix. »

Noureddine : « Ça tourne sans doute autour de ça. Le dominé vient ici pour pouvoir retourner dominer les autres dans son pays. Mais il y a aussi la question économique. En kabyle, il y a une expression qui dit “Je vais chercher du pain”. La Kabylie est une région montagneuse. On y vivait dans une pauvreté extrême. Donc pendant plus d’un siècle, une famille qui n’avait pas quelqu’un qui partait en ville pour travailler, elle était cuite. Notre grand-père a vécu sa vie à Paris, à turbiner pour nourrir les vingt bouches de sa famille restée en Kabylie. »

On a réussi à faire croire, mondialement, que chacun était l’entrepreneur de sa propre vie. Mais quand des personnes viennent en Europe, depuis des pays pauvres, en se disant « je vais réussir et faire du fric », c’est mal vu. Le migrant économique, c’est le bas de l’échelle…

Tarek : « En faisant le film, je pensais “tri des déchets”. Des milliers de médecins algériens sont accueillis en France1. C’est cher de former des médecins, et plein de médecins français n’ont pas envie de bouger dans des petites communes, donc on les importe. Il y a un tri des humains. Des humains premier choix et des humains deuxième choix. Des médecins, on peut leur trouver une place. Ils sont recyclables. Et d’autres tombent dans la déchetterie de l’histoire. »

Pourquoi ton film s’appelle La Langue du feu ?

Tarek : « En arabe, on appelle “langue du feu” les bouts de flammes qui se décrochent du foyer. Et le film se passe toujours dans l’intime. À l’intérieur. Noureddine, j’ai cueilli sa parole près d’un feu. C’est le feu au sens de foyer. Dehors, il y a le feu de la guerre ; dedans, le feu de l’intime. Souvent, dans les représentations, on confisque l’individualité. On regarde des troupeaux. Un flux de personne. Dans le film, on se retrouve autour du feu. »

Noureddine : « Est-ce qu’il y a un rapport entre la langue du feu et le fait de bouger ? »

Tarek : « Pour moi, le mouvement, ce n’est pas la question. Quelqu’un qui bouge n’a pas à se justifier de son mouvement. Pour moi la question c’est : “Qu’est-ce que j’habite ? Avec qui j’habite ? Avec qui je forme peuple ?” »

Propos recueillis par Pauline Laplace
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Cet article a été publié dans

CQFD n°239 (mars 2025)

Dans ce numéro, un dossier « Vive l’immigration ! » qui donne la parole à des partisan·es de la liberté de circulation, exilé·es comme accueillant·es. Parce que dans la grande bataille pour l’hégémonie culturelle, à l’heure où les fascistes et les xénophobes ont le vent en poupe, il ne suffit pas de dénoncer leurs valeurs et leurs idées, il faut aussi faire valoir les nôtres. Hors dossier, on s’intéresse aux mobilisations du secteur de la culture contre l’asphyxie financière et aux manifestations de la jeunesse de Serbie contre la corruption.

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