Les travailleuses du sexe face à la retraite

« Il y a des grands-mères qui triment jusqu’au bout »

Parce qu’elles ne peuvent déclarer leurs revenus que depuis 2008, beaucoup de travailleuses du sexe en âge de prendre leur retraite sont contraintes de maintenir leur activité, le moral en berne, le corps en miettes. La parole est à Miranda, Tania et leurs collègues en lutte.
Par Nadia Von Foutre

« La retraite ? J’ai travaillé toute ma vie mais je n’y aurai pas droit, moi. » Cigarette à la bouche, talons vertigineux aux pieds, Miranda* fait les cent pas sur un trottoir marseillais dans l’attente du prochain client. À 63 ans, la travailleuse du sexe (TDS)1 dit « bosser depuis trop longtemps » pour se souvenir depuis quand, mais sait précisément combien il lui reste à tirer : « Deux ans. Ça peut sembler court, mais c’est long quand on n’en peut plus », soupire-t-elle. Elle aura alors 65 ans, âge auquel elle pourra enfin prétendre à l’allocation de solidarité aux personnes âgées (Aspa), versée sous conditions aux retraités à faibles ressources et plafonnée à 961 euros par mois. Dans la rue parallèle que balaie un mistral glacé, Tania*, 60 années au compteur, vit peu ou prou la même chose : « Ça fait trente ans que je fais ce métier. Trente ans ! J’ai envie d’arrêter, mais pour nous, la retraite ça n’existe pas. » Pourtant, l’une comme l’autre cotisent. À l’instar de beaucoup de ses collègues, Tania est auto-entrepreneuse et déclare chaque mois ses revenus (du moins une partie) dans la catégorie « autres services personnels/services des hôtesses, services des prostituées ». Problème : cette dernière n’a été créée qu’en 2008. Tania travaillait alors depuis quinze années, qui n’ont donc pas été comptabilisées. « J’aurais dû mettre de côté, quand j’étais jeune et que je faisais plus de sous, mais j’ai préféré ne pas y penser et profiter un peu », se remémore-t-elle avec nostalgie. Aujourd’hui, la seule source de revenus sur laquelle Tania peut tabler, c’est un petit appartement acquis avant que les prix de l’immobilier ne s’envolent, qu’elle compte revendre pour assurer ses vieux jours.

L’État nous considère comme des victimes et refuse de nous reconnaître pleinement comme des travailleurs et travailleuses

À 800 km de là, à Paris, Thierry Schaffauser n’est pas non plus au bout de ses peines : « D’après les calculs, je vais devoir bosser jusqu’à 67 ans – tout cela, pour toucher moins de 900 euros de retraite par mois. » Travailleur du sexe, engagé au sein du Syndicat du travail sexuel (Strass), le quadragénaire dresse un constat amer : « L’État nous considère comme des victimes et refuse de nous reconnaître pleinement comme des travailleurs et travailleuses : on a beau être assujetties à l’impôt sur le revenu et aux cotisations sociales, on n’a ni arrêts maladie ni congés maternité et beaucoup d’entre nous n’auront pas de retraite. » Résultat : « À Paris, rue Saint-Denis, comme un peu partout en France, il y a des grands-mères qui triment jusqu’au bout, faute de pouvoir s’arrêter. » Parmi elles, certaines n’ont pas cotisé ou pas assez ; d’autres, originaires de pays extra-européens et ne pouvant justifier depuis au moins 10 ans d’un titre de séjour les autorisant à travailler, n’ont pas même droit à l’Aspa.

« Je mets deux jours à récupérer, alors j’imagine pas dans quelques années »

Quand il a débuté sa carrière, Thierry officiait dans la rue – qu’il neige, qu’il pleuve ou qu’il vente. « Être exposé aux intempéries, c’était tellement usant… » se souvient le syndicaliste qui milite pour que soit reconnue la « pénibilité » de ce travail. Face à la perspective du vieillissement, Thierry est d’ailleurs anxieux : « À mon âge, quand je fais du chemsex2 toute la nuit, je mets deux jours à récupérer, alors j’imagine pas dans quelques années… » De son côté, emmitouflée dans un gros manteau en faux léopard, Tania ne se sent plus la force d’attendre les clients debout ; elle a installé une chaise sur le pas de sa porte. « À partir d’un certain âge, le corps ça va pas fort non plus », confie-t-elle. Avant d’ajouter dans un éclat de rire : « Certaines collègues m’ont conseillé de travailler sur internet, mais qu’est-ce que j’ai à montrer, moi ?! Tu as vu mon corps ? Je suis plus assez fraîche pour donner envie sur un écran… » Au fil des années, elle a vu sa clientèle diminuer – conséquence, entre autres, des discriminations liées à l’âge qui n’épargnent pas les TDS.

« J’ai mal partout… »

Lola Levy, escort à Lyon, se demande elle aussi si sa santé va tenir le coup : « À 35 ans, j’ai déjà mal partout… » Investie dans l’association de santé communautaire Cabiria, elle en voit passer, des corps en souffrance. Et la liste est longue des pathologies auxquelles elle est confrontée : « Beaucoup de TDS souffrent de troubles musculo-squelettiques, notamment de scolioses liées à la station debout. Il y a aussi des problèmes de diabète ou d’estomac, parce qu’on n’a pas forcément le temps de se nourrir correctement. Et puis des maladies dermatologiques comme l’eczéma, souvent liées au stress. » La travailleuse évoque aussi « les hépatites ou les infections au VIH, auxquelles les expositions ont augmenté ». En cause, la précarisation des TDS : confrontées à une raréfaction de la clientèle depuis la « loi de 2016 » et la pénalisation des clients, sorties exsangues de la crise sanitaire, fragilisées par l’inflation, « certaines en viennent à accepter de prendre des risques pour ne pas manquer un client ».

« Quand les TDS sont en grève, c’est que le peuple est motivé »

De son coin de rue marseillais, Tania voit passer chaque cortège contre la réforme des retraites. Mais elle ne s’y joint pas : « Pourquoi j’irais manifester ? Je n’attends rien de l’État », lâche-t-elle. Elle soutient néanmoins le mouvement et se réjouit de voir ses collègues plus jeunes mobilisées : « Elles ont encore la possibilité de faire bouger les choses. C’est bien qu’elles y aillent parce que si elles ne font rien, elles vont morfler. » Pendant ce temps, à Paris, Thierry est de toutes les journées de mobilisation : « Pour les personnes qui tirent l’intégralité de leurs revenus du travail du sexe, cette réforme ne change pas grand-chose. Mais on se mobilise pour défendre les droits des autres, en espérant aussi quelque part pouvoir en profiter un jour. » Et le syndicaliste de rappeler que pour beaucoup de ses collègues, le travail du sexe est un revenu d’appoint en complément d’un autre job, souvent précaire.

« C’est important de sentir qu’on est légitimes à manifester »

À Lyon, Lola participe elle aussi au mouvement avec un certain enthousiasme : « Ça faisait longtemps que je n’avais pas vu autant de TDS en manif. Pour moi, leur présence est clairement un thermomètre du degré de mobilisation actuelle : quand même les TDS sont en grève, c’est que le peuple est motivé ! » analyse-t-elle. D’après Lola, si elles se mobilisent en nombre, c’est en partie grâce à la solidarité : « On a reçu le soutien de l’assemblée générale des arts et métiers et, dans les cortèges, beaucoup nous encouragent ; on a même défilé aux côtés des cheminots de la CGT ! C’est important pour nous de sentir qu’on est légitimes à manifester : c’est une façon de reconnaître que notre travail est un métier. » À Lyon, une caisse de grève a d’ailleurs été mise en place pour permettre aux travailleuses du sexe du quartier Gerland de débrayer et rejoindre les cortèges. Confrontées à une pression policière permanente, elles attendent de l’État qu’il prenne ses responsabilités : « Ce qu’on demande est simple, conclut Lola. Soit l’État nous considère comme des travailleuses comme les autres et nous donne les mêmes droits ; soit il campe sur ses positions, mais dans ce cas, qu’il arrête de nous entraver dans notre travail et nous laisse constituer par nous-mêmes notre propre retraite ! 

Tiphaine Guéret

* Prénoms modifiés


1 La grande majorité des TDS étant des femmes, on a fait le choix de les féminiser tout au long de cet article.

2 Lire à ce sujet : « Le chemsex n’est pas une affaire de morale, mais de politique », Manifesto XXI (03/03/2023).

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1 commentaire
  • 5 mai 2023, 21:48, par Laurence PERKS

    1 - L’état a gagné des fortunes avec les amendes distribuées aux prostituées mais refusait de les mettre dans un régime de travailleuses indépendantes avec les droits et les devoirs que ça implique mais n’avait aucun scrupule à leur prendre plein d’argent avec les amendes 2 - Comment ces pauvres femmes parviennent -elles à gagner suffisamment pour survivre après 60 ans car je suppose qu’un homme qui p)aie pour ce genre de service recherche une femme jeune et jolie Je ne veux pas avoir pourquoi elles ont été prostituées toute leur vie ni ce qu’elles ont fait avec leur argent. Je vois seulement des femmes âgées pauvres et ayant besoin de vendre leur corps à plus de 60 ans pour survivre et je trouve ça terrible, monstrueux et inadmissible !!!

Cet article a été publié dans

CQFD n°219 (avril 2023)

Depuis le passage en force du gouvernement sur la réforme des retraites, la France est en ébullition : blocages, grèves, manifs monstres et poubelles en feu ! Impossible de ne pas consacrer une très large part de notre numéro d’avril à cette révolte printanière. De Marseille à Dieppe, de Saint-Martin-de-Crau à Sainte-Soline, de la jeunesse en mouvement à la répression en roue libre, des travailleuses du sexe en lutte à l’histoire du sabotage... Reportages, analyses, entretiens. De quoi alimenter, on l’espère, la suite des mobilisations !
On vous emmène tout de même un peu hors de nos frontières (ou presque) : En Kanaky-Nouvelle-Calédonie, où la France poursuit sa démolition du processus de décolonisation, en Turquie où la solidarité populaire a pallié aux manques de l’État après les séismes début février et en Tunisie dans un musée particulier.

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Paru dans CQFD n°219 (avril 2023)
Dans la rubrique Le dossier

Par Tiphaine Guéret
Illustré par Nadia Von Foutre

Mis en ligne le 27.04.2023