Punk rap de l’espace
Les Vulves assassines : « Notre public est communiste sans le savoir »
Ça fait quoi d’être devenues la bande-son du mouvement social actuel ?
« On se dit que c’est pas trop tôt ! On n’a jamais fait de la musique pour passer ailleurs que sur une sono de camion rouge : ça fait des années qu’on planche dans l’ombre. Tout est calibré, on a même savamment dosé les mélodies “punk à la papa” et la rythmique électro hyper à la mode pour que ce soit intersyndical. Par contre, on est désolées de l’effet de saturation que doit commencer à produire notre chanson “La Retraite”. Le pire c’est qu’on a prévu de rendre accessibles les stems1 du morceau pour que tout le pays puisse remixer ce titre à sa guise, donc on vous prévient : on n’a pas fini de l’entendre. »
Vous avez des pistes pour continuer à faire vivre la lutte ? Des envies de nouveaux morceaux qui pourraient inciter à ne rien lâcher ?
« On pourrait faire un album entier de reprises de slogans si ça fait plaisir à CQFD ! On a choisi de reprendre “La retraite à 60 ans” (qui date des grèves de 1995) par intérêt historique et aussi par amour de la musique : la rythmique est particulièrement intéressante, c’est comme une vague. Mais il y a toute une palanquée de slogans qui valent la peine que l’on s’y attarde ! Par exemple : “Tout est à nous, rien n’est à eux / Tout ce qu’ils ont, ils l’ont volé / ILS-L’ONT-VO-LÉ”. Celui-là aussi il est pas mal : l’esprit de synthèse est impeccable, on pourrait en faire un musette-core. Bref, il faut qu’on bosse encore un peu, pour l’instant on se repose sur les lauriers de “La Retraite”. Dans tous les cas, on sait que nos sujets de prédilection resteront les mêmes pour le prochain album : Patrick Bruel chante l’amour, nous on chante le monde de demain, chacun son créneau. Ça, c’est pour le fond. Niveau forme, même si ça reste flou, on ne va pas se mettre à apprendre notre solfège maintenant, donc ce sera toujours de la bidouille électro-punk par souci de faisabilité. »
« On est plus proches de Patrick Sébastien que de Jean Ferrat »
En écoutant votre titre « Le Préfet », on s’est posé une question : vous avez un problème avec la police ?
« Ah bah, c’est bon élève d’avoir remarqué qu’on avait fait un morceau sur le sujet, parce que ce n’est pas notre zone de confort ! La police, c’est un sujet qui fout le bourdon, alors on ne sait pas trop comment le traiter. Il y a d’autres thèmes encore plus déprimants : la montée massive de l’extrême droite, l’accueil pitoyable des migrants… Tous ces sujets, on ne s’y frotte même pas, ce n’est pas adapté aux jeux de mots et à la rigolade : ça donne juste envie de se foutre une balle. La question de la police, c’est notre limite à nous avant le désespoir. Et puis, on est là pour la joie, pour galvaniser les troupes. En ce sens, on est plus proches de Patrick Sébastien que de Jean Ferrat. »
Justement : quel est le sens de faire danser la foule quand tout se délite ?
« On fait ça pour changer le monde, tout simplement. Bon, on doit bien admettre qu’on n’y arrivera pas toutes seules, qu’on a bien besoin de ceux qui le changent réellement, en militant sur le terrain ou en écrivant des essais intelligents. Nous, on est là avec notre indécrottable envie de nous amuser et, il faut l’avouer, de nous donner en spectacle. Donc on a fait en sorte de rendre ça un minimum constructif. Il y a dix ans, vous nous auriez croisées en train de foutre le bordel dans un bistrot parisien ; aujourd’hui, on a trouvé une place à peu près utile en investissant la scène pour faire de la propagande marxisto-féministe. Après, si ça donne du courage à ceux qui luttent et que les manifs commencent à ressembler à nos concerts, pour nous c’est une bonne nouvelle. »
« Karl Marx, c’est notre père Noël à nous »
Avant de monter sur scène, vous bossiez déjà toutes les deux dans une boîte de com’ pour laquelle, à l’époque de votre rencontre, vous planchiez sur une campagne du Parti communiste… Quelques années plus tard, vous intitulez votre deuxième album Das Kapital. D’où notre question : Karl Marx, un repère dans la nuit ?
« Karl Marx, c’est notre père Noël à nous. D’ailleurs, il y a des similitudes capillaires entre les deux. Et puis on y croit pas mal par tradition (on a une grande culture orale chez les communistes, pas besoin de lire les bouquins) et beaucoup par rêve. »
Vous vous appelez Les Vulves assassines, faites des morceaux aux titres aussi évocateurs que « J’aime la bite, mais pas la tienne », ou « C’est moi qui t’baise »… Lutte des classes, féminisme : même combat ?
« Oui, sauf qu’en ce moment le féminisme est plutôt à la mode ; ce n’est pas le cas de la lutte des classes, qui est ringarde. Pour nous, la période est royale – on parle de notre activité musicale, hein, parce qu’on ne peut pas dire que l’actualité globale soit très jouasse. Des meufs qui font de la bonne musique, il y en a plein, mais elles sont complètement invisibilisées. On ne sait d’ailleurs pas bien pourquoi c’est nous qu’on appelle pour être la caution féminisme d’une soirée ou d’un festival… (ce n’est pas que du calcul marketing, certains programmateurs, certaines programmatrices, sont dans une démarche sincère, on tient à le préciser). Autre point pratique, avec le mouvement #MeToo, la plupart des acteurs du secteur se tiennent à carreau : on nous fout une paix royale.
En revanche, on se dit que si on s’était lancées 15 ans plus tôt, on ne nous aurait certainement pas permis d’exister. Et 15 ans plus tard, si nos calculs sont bons, le marché de la musique sera saturé de meufs talentueuses. Avec nos synthés crasseux et nos mauvais calembours, on n’aurait pas percé grand-chose.
Bref, pour en revenir à la question, le féminisme, c’est notre cheval de Troie : ça nous permet de mettre un pied dans le paysage culturel institutionnel facilement et, quand tout le monde pense qu’on ne va parler “que” consentement, paf !, on impose notre propagande marxiste. Certains font la gueule mais dans l’ensemble, les gens sont contents : la grande majorité de notre public est communiste sans le savoir. »
« Ce qui nous fait rêver, c’est un beau camion-plateau CGT »
Après avoir composé un morceau repris dans les manifs, la suite logique serait de vous voir donner un concert sur un char au beau milieu d’un cortège… Vous pensez passer à l’acte ? Si oui, plutôt côté black blocs, CGT ou CNT ?
« Bien sûr que ça va arriver, c’est dans notre liste de choses à faire ! Ça prendra le temps que ça prendra, mais on arrive toujours à nos fins, on a une patience de crocodiles. Mais comme vous avez pu le remarquer, on a un petit côté mainstream : nous, ce qui nous fait rêver, c’est un beau camion-plateau CGT place de la République à Paris, avec des ballons rouges dans tous les sens, la fumée des merguez militantes, du pastis à gogo et un gros coup de soleil sur le nez. L’ambiance lacrymos, en vrai, pour faire des concerts c’est pas pratique : ça nique la voix et le matériel. On en a déjà fait les frais à Nuit debout et Notre-Dame-des-Landes, c’est bon, on a droit à un peu de confort maintenant, on est des dames. »
- Les albums des Vulves assassines sont écoutables sur leur bandcamp, où « ça hurle, ça rappe, ça pue et ça laisse Booba sur le bord de la route comme un enfant de chœur paumé ».
Les Vulves et nous !
Le samedi 20 mai, Les Vulves assassines mettront le feu à la scène de la Parole errante, à Montreuil (Seine-Saint-Denis), pour fêter comme il se doit les 20 ans de CQFD. À leurs côtés, René Binamé et La Fanfare invisible ont également répondu présents à l’appel. Au programme, du son, du bon, donc, mais aussi des débats, des présentations, des stands de copains qui font dans le bouquin… Save the date pour the place to be !
1 Les “stems” sont des fichiers audio ouverts et décomposés qui permettent le remixage des musiques.
Cet article a été publié dans
CQFD n°219 (avril 2023)
Depuis le passage en force du gouvernement sur la réforme des retraites, la France est en ébullition : blocages, grèves, manifs monstres et poubelles en feu ! Impossible de ne pas consacrer une très large part de notre numéro d’avril à cette révolte printanière. De Marseille à Dieppe, de Saint-Martin-de-Crau à Sainte-Soline, de la jeunesse en mouvement à la répression en roue libre, des travailleuses du sexe en lutte à l’histoire du sabotage... Reportages, analyses, entretiens. De quoi alimenter, on l’espère, la suite des mobilisations !
On vous emmène tout de même un peu hors de nos frontières (ou presque) : En Kanaky-Nouvelle-Calédonie, où la France poursuit sa démolition du processus de décolonisation, en Turquie où la solidarité populaire a pallié aux manques de l’État après les séismes début février et en Tunisie dans un musée particulier.
Je veux m'abonner
Faire un don
Paru dans CQFD n°219 (avril 2023)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Mis en ligne le 17.04.2023
Dans CQFD n°219 (avril 2023)
Derniers articles de Tiphaine Guéret