Il s’appelait Joseph…

Il m’appelait la Revoltosa. Il s’appelait Joseph, il est mort ce matin. C’était mon grand-père. Il est né dans les années vingt, au nord du Maroc, dans une petite ville de la partie espagnole du territoire. Il a fui le franquisme pour se réfugier sur le territoire marocain, puis en France. Il a quitté l’école à dix ans, pour se mettre à exercer tous les métiers imaginables : il a bossé dans une pompe à essence, une usine de riz, aux champs, il a été coiffeur, routier, tourneur. En arrivant en France, c’est à la chaîne des boîtes de vitesse qu’il a atterri, chez Citroën. Il n’a pas tenu longtemps, dans ce qu’il appelait le « sous-marin », avec des « lits l’un sous l’autre, avec les tours de nuit et de jour ». Alors il a essayé autre chose, mais on lui a refusé son premier boulot, parce qu’« il fallait faire la tenue d’une caisse » et que le patron « avait peur [qu’un immigré] lui vole son argent ». Il a ramé, écrit des lettres au maire, frappé à toutes les portes, et a fini par trouver du boulot dans une usine qui fabriquait des fauteuils pour dentiste. Il y est resté des années, a pris du grade, est devenu responsable du SAV de l’usine. Et puis il a été viré. L’usine a fermé, il s’est retrouvé sur le carreau, à 57 ans. Il a fait une grosse dépression. Son voisin est venu le voir, narquois, pour lui demander s’il comptait repartir chez lui, maintenant qu’il ne travaillait plus. Mon grand-père a tiqué, a demandé « Où ça, chez moi ? ». Le mec lui a répondu, sur le ton de l’évidence : « En Espagne ». Ça faisait plus de vingt ans que Joseph était naturalisé, plus de vingt ans qu’il avait fait le deuil de son pays. Alors il s’est mis à écrire sa vie, ses parents, la dictature, les camions-bennes lavés au petit matin, d’où coulait en rigoles le sang des résistants abattus par les franquistes. Quand on causait tous les deux, il me disait toujours : « Les fachos peuvent revenir. N’importe quand. » Ça lui foutait les jetons, parce qu’il les avait vus, lui, il savait à quoi ils ressemblaient. Et puis il a écrit sur ses cinq filles. Cinq filles, qu’il a toutes envoyées à l’université, alors que, paraît-il, c’était juste bon à marier, des filles. Ma mère et moi, on lui doit beaucoup. Il m’a laissé son livre, son témoignage, pour que je sache ce qu’il a traversé, à quel point il a « bataillé », jusqu’au bout. Il y a deux semaines, quand je suis allée le voir, il cherchait encore à se lever, avec cette rage dans les yeux, qui fut celle de ma mère, et qui, j’espère, sera toujours la mienne.

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10 commentaires
  • 11 mars 2011, 12:22, par Sardine

    De la grande bise à toi, de près, de loin. La Revoltosa, ça te va bien, il voyait loin Joseph.

  • 11 mars 2011, 14:59, par Boogie

    Par cette voie éternelle, invisible, universelle, tellement simple qu’elle paraît trop complexe et semble inexistante à tant de monde, je vous envoie mes plus chères pensées et tout mon soutien. Mon grand-père à moi est un autochtone qui l’est resté, ancien paysan travailleur, syndicaliste, qui a aussi envoyé ses filles dont ma mère faire des études, et dont je tiens, comme vous le tenez de Joseph, une rage qui est, je pense, le soubassement de notre voie secrète pré-citée.

    (Pensée magique, peut-être, peut-être).

    Je nous reconnais dans votre évocation de ce qui vous lie avec votre grand-père, la connaissance intime du fascisme en moins. Je vous remercie de me permettre de ressentir si fort une telle proximité - ainsi qu’à chaque fois que je vous lis.

    Amicalement.

  • 11 mars 2011, 23:10, par tsé

    alors, hommages à ton grand-père, c’est vrai que ça peut revenir ces sales bêtes, ma mère qui les avait vus de près, me le disait aussi. N’oublie pas, ils reviendront. Qu’il repose en paix ce grand homme.

  • 12 mars 2011, 00:29, par Zlotzky

    Bel et émouvant hommage pour ce grand-père digne qu’on aurait souhaité rencontrer.

  • 12 mars 2011, 08:44, par Sam

    Beau texte. Merci.

  • 12 mars 2011, 15:37, par ShivaNatarâdja

    Le combat continu ! ! ! Paix à son âme .............

    • 17 mars 2011, 19:03, par Eric

      Je n’ai pas connu Joseph, mais j’ai le sentiment qu’il avait un coeur, mais qu’il n’a pas d’âme...

  • 12 mars 2011, 16:56, par todoynada

    C’est un beau texte, émouvant. Belle lignée.. Savez vous qu’il existe des institutions privées qui collectent des récits de vie pour en garder la trace ?

  • 14 mars 2011, 11:31, par raja

    merci pour ce témoignage, ça me parle, ça me rappelle mon père et ces 6 enfants envoyés à la fac avec une grande fierté, 5 filles qu’il ne voulaient pas marier mais rendre forte et indépendante...les préjugés ont la dent dure. merci en tout cas, merci

  • 19 mars 2011, 10:54, par Mademoiselle

    Je viens juste de voir vos messages. Merci, ça me touche beaucoup.

  • 20 mars 2011, 14:56

    Ce qui est magnifique dans ce texte, c’est qu’il nous montre un horizon : chaque lutte est digne d’être menée. Et toutes les luttes pour la dignité peuvent se retrouver sur ce fondement commun : la dignité. On a essayé de nous diviser, les dominés. On nous a divisés. Hommes/femmes, homos/hétéros, blancs/non-blancs... Et toutes les discriminations qui viennent de ces racismes de genre doivent être combattues avant tout. Mais ces luttes ne nous divisent pas, comme ce sont des luttes pour la dignité, elles nous unissent.

    • 17 avril 2011, 14:35

      Mademoiselle en chair et en os tient "haut les coeurs" la digne descendance. Elle soutient admirablement la comparaison avec ce texte émouvant.

      Quelqu’un qui ne la méconnaît

      régis

Paru dans CQFD n°86 (février 2011)
Dans la rubrique Les entrailles de Mademoiselle

Par Mademoiselle
Mis en ligne le 11.03.2011