Les Vieux Dossiers de Seb

Genève 1932

«  « – Henri : Quand on a vu arriver la troupe en face de nous et des soldats s’introduire en file indienne dans la foule, ce fut la surprise absolue. […]

– Fernand : Des fusils brisés ? Eh bien oui, il y en a eu. On ne leur a pas pris pour leur tirer dessus, nous !

– Louis : Le fusil brisé, c’était l’emblème des pacifistes.1 »

Le 9 novembre 1932, ils étaient là, les camarades de la Fédération des ouvriers sur bois et du bâtiment et bien d’autres. Dans la soirée, ils seront entre 5 et 8 000 à se masser devant la salle communale de Plainpalais à Genève. A l’intérieur, les réacs de l’Union Nationale – alliance fasciste placée sous la houlette du journaliste Georges « Géo » Oltramare, rédacteur en chef du journal antisémite Le Pilori – ont décidé de tenir un meeting inspiré des pratiques nazies alors en vogue : une mise en accusation publique du leader socialiste Léon Nicole (« l’immonde Nicoulaz ») et de l’homme politique « juif » Jacques Dicker. En ce début des années 1930, la Suisse n’est épargnée ni par la crise économique, ni par la montée des fascismes européens. Salaires en baisse, chômage en hausse, Genève sort d’une année noire (1931) avec la faillite crapuleuse de la Banque de Genève renflouée à grandes pelletées d’argent public. Dans ce contexte où plane l’ombre du « péril judéo-bolchévique », il n’est pas rare de voir parader les « lascars » de l’Union Nationale, béret basque sur la tête et bras tendu à l’hitlérienne.

Trois jours avant la tenue du meeting, le Parti Socialiste a bien tenté de faire annuler le happening programmé à Plainpalais mais sa requête a été jugée irrecevable, le droit de réunion étant jugé par les autorités genevoises comme « une chose sacrée ». Pas démobilisé pour autant, Nicole sonne le rassemblement des forces de gauche, politiques et syndicales, afin que les fascistes comprennent qu’à chacune de leurs interventions publiques, «  ils trouveront devant eux […] des manifestants ouvriers en nombre quatre, cinq, dix fois supérieur, prêts à leur barrer la route et à se battre avec “les armes qu’ils auront eux-mêmes choisies”  ». Sauf que d’armes ce soir-là, il n’en sera pas question. Quelques centaines de sifflets, histoire de couvrir les éructations haineuses des fachos, et du poivre pour lancer à la face de la flicaille, voilà en tout et pour tout l’arsenal prodigué à quelques centaines de manifestants.

En haut lieu politique, on est évidemment prévenu du risque de grabuge. Il y a un mois, à une centaine de kilomètres de là, dans la ville de Fribourg, la foule s’est attaquée à un poste de police pour libérer des ouvriers et des soldats emprisonnés. Si quelques bagnoles ont été brûlées, les forces de l’ordre ont su maintenir la colère populaire sans trop de dégâts. C’est donc relativement confiant que Frédéric Martin, président du Conseil d’état, mobilise des jeunes recrues (la III/I de Lausanne) pour assurer le maintien de l’ordre. Rapidement mobilisables, coûtant moins cher que des soldats qualifiés, 600 bidasses inexpérimentés2 sont déployés sur les lieux. Installant des barrages filtrants, l’armée quadrille la zone. Tandis que certains manifestants arrivent à pénétrer dans la salle de Plainpalais avant de s’en faire violemment déloger, d’autres tentent de fraterniser ou de s’en prendre aux militaires.

Louis témoigne encore : « Moi j’étais à côté des soldats […], je leur ai encore dit : “vous n’allez pas tirer, vous n’allez pas faire les imbéciles ?”. »

Malgré les salves de trompette et les sommations lancées par le premier lieutenant Raymond Burnat, les manifestants ne réagissent pas. Résultat : un carnage. Treize vies seront fauchées et plus de soixante personnes blessées. Parmi les victimes, seules trois sont encartées à gauche, les autres seront identifiées comme de simples passants.

Le lendemain de la tuerie, Nicole et une quarantaine de militants de gauche seront arrêtés sous le motif de « provocation à la révolte ». Nicole sera condamné à 6 mois de zonzon. Parmi les manifestants embastillés, une figure militante de taille : le syndicaliste Lucien Tronchet qui s’engagera plus tard dans la lutte antifranquiste et sera à l’origine à la fin des années 1970 du Collège du Travail, centre d’archive du mouvement ouvrier genevois.


1  Des anciens du bâtiment racontent… La vie quotidienne et les luttes syndicales à Genève 1920-1940, Collège du Travail, 1984.

2 Quatre refuseront de participer aux opérations et seront mis aux arrêts.

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