Si le droit au repos peut être défini comme le « temps au cours duquel le salarié […] peut vaquer librement à ses occupations [2]force est de constater qu’en dehors du travail, on se sent surtout libres de « vaquer » à nos tâches domestiques. Un impératif s’impose donc : sortir ce travail gratuit de l’invisibilité et le faire payer à ceux qui en jouissent. Des hommes oui, mais surtout des capitalistes.
[|L’« autre usine » du capital|]
Le travail domestique n’est pas une conséquence malheureuse du contrat de mariage : il en est le ciment. Il est nécessaire à ce que les marxistes nomment la « reproduction de la force de travail ». La cuisine, le ménage, les courses, les trajets en voiture, le soin aux enfants, aux personnes âgées et la myriade de formes de soutien psychologique apportées aux membres du foyer « consiste[nt] à fournir à la société des gens qui peuvent fonctionner jour après jour [3] », aller travailler et mettre en valeur le capital. Cette « autre usine », qui restaure la force de travail des classes laborieuses et soutient l’économie en silence, reste pourtant cachée dans la sphère privée du foyer. Une invisibilisation qui profite largement aux employeurs, leur permettant de bénéficier du travail domestique sans en assumer les coûts : entre 33 % et 77 % du PIB selon l’Insee [4].
L’ampleur du travail domestique est considérable : chaque jour, ce sont trois à quatre heures de temps « libre » qui sont consacrées au travail domestique, soit 27 heures par semaine. Dans les couples hétéros avec enfant(s), l’homme en fait 18 heures par semaine… et la femme 34 : un second temps plein ! À l’échelle nationale, c’est colossal : le travail ménager total représente 77 milliards d’heures, contre 38 milliards d’heures de travail rémunéré. Comment le faire valoir ? Certain·es plaident pour une reconnaissance par l’octroi d’un salaire. Une revendication essentielle pour rémunérer diverses formes de travail gratuit (bénévolat associatif, formation universitaire, création intellectuelle et artistique, heures supplémentaires informelles), mais qui peut se révéler dangereuse en ce qui concerne le travail domestique.
[|Une fausse bonne idée|]
Entre 1972 et 1977, le collectif Féministe international, porte une stratégie révolutionnaire prometteuse : faire prendre conscience aux femmes qu’en refusant d’exécuter ce travail gratuit, « elles peuvent ébranler le pilier qui porte l’actuelle organisation capitaliste du travail, à savoir la famille [et ainsi] subvertir le processus d’accumulation du capital ». Leur revendication ? Un « salaire au travail ménager », payé par le capital et reversé par l’État. Pour elles, ce salaire serait à la fois « révélateur du travail invisible [5] » et levier de pouvoir pour les femmes.
Mais il comporte un angle mort, et de taille : l’inégale répartition des tâches entre les femmes et les hommes. En quoi le salariat serait-il garant d’un meilleur partage ? Permettrait-il réellement de décharger les ménagères ? Au contraire, le salaire au travail ménager risquerait de légitimer le travail domestique dans la sphère privée et de clouer à la maison celles qui l’exercent déjà. Pire : quand on laisse chaque foyer le gérer « en interne », on observe que les plus riches embauchent des femmes pauvres, venues de pays pauvres pour prendre en charge le travail de la maison. Cette sous-traitance « coloniale », pointée par Silvia Federici, cofondatrice du collectif [6], permet à des femmes occidentales en quête d’émancipation de s’offrir les services de femmes de ménage. Pour permettre une réelle émancipation des femmes, et pas seulement des blanches et des riches, d’autres militantes marxistes défendent tout autre chose : la collectivisation des tâches ménagères.
[|Fuir la maison|]
À l’instar d’Alexandra Kollontaï [7], ministre de la Santé dans la Russie révolutionnaire après 1917, la majorité des militantes marxistes des années 1970 pensent que l’émancipation des femmes doit se faire à l’extérieur du foyer. Comment ? Par le travail salarié, qui leur garantit une indépendance économique vis-à-vis de leurs maris, mais aussi par la prise en charge par la collectivité de leurs tâches ménagères, au travers de services publics conséquents : cantines de quartier, service de ménage et blanchisseries, garde d’enfants et services éducatifs émancipateurs [8].
En effet, reconnaître par un salaire l’existence de leur travail gratuit ne suffit pas. C’est le fait de penser le passage de balai comme une activité « naturellement féminine » qu’il faut combattre. Sans cela, les tâches domestiques seront toujours déconsidérées, et ce au foyer comme dans le monde du travail. C’est ce que nous montrent de manière très actuelle les travaux de l’économiste Emmanuelle Puissant, qui portent sur la non-reconnaissance du travail effectué par les aides à domicile aujourd’hui : « C’est justement parce que leur travail est d’abord considéré comme domestique et donc “naturellement féminin” qu’il est socialement dévalorisé et sous-payé. Une partie de leur travail n’est pas payée du tout [9] . Dans les secteurs dans lesquels les hommes sont majoritaires, la reconnaissance des qualifications, de tous les temps de travail et des salaires est beaucoup moins en retard. »
Au final, la lutte pour la reconnaissance du travail ménager est tout sauf un combat d’arrière-garde. Comment se mène-t-il aujourd’hui ? Hors de la maison. Au travail, dans les secteurs qui emploient en majorité des femmes, sous-payées pour les tâches qu’elles prennent en charge. À Saint-Étienne, des aides à domicile demandent reconnaissance, à Montpellier, les femmes de ménage de l’entreprise Onet bataillent pour de meilleures conditions de travail, à Grenoble, ce sont celles du groupe Elior-Derichebourg [voir Lu Dansdu n°232] et à Marseille, celles de l’hôtel Radisson Blu. Soutenir leurs combats, c’est déjà une première piste pour sortir de l’exploitation du travail domestique.
[/Par Livia Stahl/]