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Exploités au premier regard

Les forçats de la téléréalité


paru dans CQFD n°232 (juillet-août 2024), par Constance Vilanova, illustré par
mis en ligne le 15/07/2024 - commentaires

Avec Vivre pour les caméras : ce que la téléréalité a fait de nous (JC Lattès, 2024.), Constance Vilanova signe une enquête qui démonte le présupposé selon lequel les candidats de téléréalité seraient « payés à rien foutre ». Elle nous fait ici passer de l’autre côté du miroir pour réaliser que la flemme, mise en scène, est un travail éreintant.

Mars 2014. Une quinzaine de vingtenaires, affalés sur des transats sous un soleil écrasant sud-américain. Certains corps huilés se rapprochent. D’un côté de la terrasse, les micros bikinis cachent à peine les poitrines boostées aux implants mammaires, de l’autre les shorts de bain fluo dévoilent des plastiques bodybuildées et tatouées. Bienvenue sur NRJ12 dans la sixième saison des Anges de la téléréalité.

Ce genre de saynète pullule dans des programmes comme Les Marseillais, La Villa des cœurs brisés ou Secret Story. La trame de ces émissions ? Farniente autour de la piscine ou temps morts vautrés dans le canapé gigantesque d’une villa luxueuse. Ces scènes de paresse sont aux fondements de ce type de programme depuis Loft Story (2001). La toute première émission de téléréalité française nous a d’ailleurs offert LA scène de piscine. Diffusée en direct, on y voyait Loana en topless, et Jean-Edouard, se frottant ardemment l’un contre l’autre dans des remous chlorés.

[|De l’ennui vint l’audimat|]

Avant de se demander si les candidats sont de grosses feignasses, petite définition de ces émissions appartenant autrefois au registre des programmes « d’enfermement » et aujourd’hui « de vie collective ». À l’aube des années 2010, ces téléréalités inondent quotidiennement les chaînes de la TNT. Dans une maison de rêve, souvent à l’étranger, des caméras suivent une bande de jeunes qui enchaînent des missions caritatives ou professionnelles. Avec Les Anges de la téléréalité (2011) qui remet à l’écran des vedettes vues dans d’autres programmes ou Les Marseillais (2012) qui font cohabiter les plus gros stéréotypes de « la cité phocéenne », les personnages passent d’un programme, d’une chaîne à une autre. Ils se professionnalisent. S’y ajoutent les émissions de dating comme La Villa des cœurs brisés, Les Princes et les princesses de l’amour ou des jeux comme le récent The Power. Les participants doivent remporter une série d’épreuves, réussir dans le domaine professionnel, rencontrer l’amour, etc. Mais ils doivent surtout se clasher et coucher entre eux. Et ça cartonne niveau audience (1 million de téléspectateurs le 31 mars 2020, en plein confinement, pour Les Marseillais aux Caraïbes). Selon le CSA, ex-gendarme de l’audiovisuel, en 2021, l’ensemble de la téléréalité de ce type sur une période de 10 ans et sur les sept chaînes qui les diffusent totalise 17 113 heures d’images [1].

Les candidats de téléréalité sont nourris, logés, blanchis pendant le tournage qui s’étale de 3 semaines à 3 mois. Et selon leurs détracteurs, ils seraient payés à rien foutre. « Cette image méprisante est une construction qui n’a rien à voir avec ce qui se passe sur les tournages en termes de logistique, me raconte Maureen Lepers, docteure en cinéma et audiovisuel qui a lancé il y a deux ans à la Sorbonne-Nouvelle à Paris un cours consacré à la téléréalité. Ces morceaux de farniente sont des choix des boîtes de production. Elles construisent une image de vie rêvée, faite d’oisiveté, pour des candidats issus de milieux populaires, qui se retrouvent dans ces maisons luxueuses à profiter des vacances. » Mais selon cette spécialiste, ces moments où les participants « ne font rien » permettent de faire avancer la narration : « Pendant ces temps d’attente, il y a des rapprochements romantiques, des débriefs. Si on occupe les candidats en permanence, ces récits ne peuvent pas se déployer. » Et elle rappelle surtout : « Il y a un boulot monstre de la part des candidates pour trouver la bonne posture, les bons vêtements, le bon maquillage, le bon angle pour rester à l’image sans rien faire. »

Et oui, s’apprêter tous les jours, jouer des coudes pour attirer les caméras et trouver la petite phrase qui sera reprise sur les réseaux sociaux, c’est un taf. Or, il a fallu attendre 2009 pour que la Cour de cassation considère pour la première fois que des candidats de téléréalité – L’Île de la tentation à l’époque – devaient être liés à la boîte de production qui les emploient par un contrat de travail et non par « un contrat de participation [2] ». Ils ont désormais droit à une heure de « pause CSA » sans être filmés et à un jour off par semaine.

[|S’épuiser dans les temps morts|]

Victoria Carayon Dufaye est directrice d’agence de casting. Elle a assisté à de nombreux tournages. Elle insiste sur le contraste entre cette fainéantise aiguë montrée à l’écran et la charge de travail des candidats : « Sur un tournage, les rythmes sont très soutenus. Les candidats sont réveillés aux environs de 8 heures et les équipes débutent le tournage à 9 heures. Ça tourne toute la journée jusqu’à minuit et il y a des interviews jusqu’à 4 heures du matin. » Ce sont les fameuses séquences dites du « confessionnal », gimmick face caméra pendant lesquels les participants racontent leurs journées. Victoria Carayon Dufaye estime que « même si les candidats ne sont pas dans toutes les séquences, ils sont à l’affût et doivent être disponible à n’importe quel moment pour les sorties, interviews, activités à l’extérieur et doivent être force de proposition ». Il faut de la matière pour la boîte de production : une journée de tournage correspond à deux épisodes. Endurance donc, et manque de sommeil.

Antoine Goretti, ex-candidat de téléréalité, confirme. Il a participé à trois programmes du genre : 10 couples parfaits, La Villa des cœurs brisés 5 et Les Marseillais contre le reste du monde. Trois ans que ce trentenaire à la gueule d’ange a quitté le milieu et multiplie les coups de gueule depuis son compte Instagram. Il me décrit des tournages « éprouvant moralement avec une fourchette horaire comprise entre 9 h et minuit voire 2 heures du matin ». Selon lui, ce qui épuise ce sont « ces temps morts, entre les différentes activités et l’installation des techniciens, du matériel. Tu te retrouves à attendre en boîte de nuit, à devoir avoir l’air enjoué en permanence, au max de ta sociabilité, et à boire du Red Bull pour tenir la longueur. » Et ça paye ? Rarement. Une poignée est parvenue à se bâtir un empire grâce à cette industrie. Certains paradent à Dubaï où ils ont fui leurs obligations fiscales. Pour les autres, le cachet des participants s’étale entre 200 et 1000 euros la journée, selon leurs notoriétés. 200 euros la journée de 15 heures minimum sous les caméras ? C’est deux euros au-dessus du SMIC horaire.

Selon Maureen Lepers, « le discours “ils sont payés à rien foutre” raconte le snobisme de ceux qui ne regardent pas ces programmes. Il traduit aussi un mépris de classe pour les candidats eux-mêmes, souvent issus de milieux sociaux très pauvres qui incarnent tout un réseau de valeurs. Rappelons que le temps libre, l’oisiveté, étaient défendus par le Front populaire. Dans le régime néolibéral actuel, ce réseau de valeur a basculé dans le négatif. D’un autre côté, les candidats sont devenus des figures d’auto-entrepreneurs au sens propre du terme : ils se vendent eux-mêmes en tant que produit. »

C’est ici que la téléréalité marque une énième victoire du néolibéralisme médiatique. Les modèles de vie ultra-capitalistes prônés sont eux-mêmes enchaînés à des contraintes professionnelles extrêmes, tout en étant outrageusement mis en scène comme un mélange de feignasses ultimes et de grands vainqueurs du game social. L’aliénation totale est dans le pré…

[/Par Constance Vilanova/]


Notes


[1« La téléréalité a 20 ans : évolution et influence », Rapport du CSA, janvier 2021.

[2« Candidat un métier comme les autres », La revue des médias, 17/03/ 2021.



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