Hill est des nôtres
Faire chanter la révolution : Joe Hill et les IWW
« Ne perdez pas de temps en lamentations, organisez-vous ! »
Jusqu’au bout, Joe Hill aura été fidèle à son mythe : un homme désintéressé et droit, tout entier dévoué à la Cause, ceci même à l’heure de son dernier souffle. Car le moment où il scribouille cette phrase, début novembre 1915, n’a rien d’anodin : en prison à Salt Lake City (fucking Utah), le grand chanteur de l’insurrection des déclassés américains est sur le point d’être fusillé, pour un crime qu’il n’a pas commis (le meurtre d’un épicier local). Ballec’, nonobstant : s’il écrit à son ami Bill Haywood, c’est pour lui dire de ne rien lâcher dans le combat social : pleurez pas sur mon sort les gars ! Organisez-vous ! Peu après, ses dernières paroles s’adresseront au peloton d’exécution : Feu !. Plus tard, on découvrira son testament rédigé en prison, beau à chialer1 :
« Mon testament est facile à rédiger,
Car il n’y a rien à diviser,
Ma famille n’a pas besoin de se plaindre et d’ergoter
“Pierre qui roule n’amasse pas mousse”
Mon corps ? Ah, si je pouvais choisir,
Je le laisserais se réduire en cendres,
Et les brises joyeuses souffler
Ma poussière là où quelques fleurs pousseront.
Ainsi peut-être qu’une fleur fanée
Reviendrait à la vie et fleurirait une nouvelle fois.
Ceci est ma dernière et ultime volonté,
Bonne chance à tous,
Joe Hill. »
Aux États-Unis, Joe Hill est une légende du mouvement ouvrier et de ce grand courant américain de la chanson folk engagée, flambeau ensuite repris par des troubadours lumineux comme Pete Seeger, Phils Ochs, Woody Guthrie, Joan Baez, Dylan ou le « Boss » Springsteen. La preuve, le morceau composé par Earl Robinson sur un poème d’Alfred Hayes, « Joe Hill », que reprendront nombre de ces colosses de la folk, à commencer par Joan Baez, laquelle fera connaître le personnage à tout un tas de babos sous LSD à Woodstock, un jour de 1969 :
Simples et directes, les paroles du morceau démentent tout bonnement l’idée de sa mort :
« L’autre nuit, j’ai rêvé que je tombais sur Joe Hill,
Aussi vivant que vous ou moi
J’ai dit : “Mais Joe, tu es mort il y a dix ans”,
“Je ne mourrai jamais”, répondit-il. »2
Et de préciser la substance toute particulière de son immortalité :
« Joe Hill ne mourra jamais.
Là où des ouvriers sont en grève
Joe Hill est à leurs côtés. »3
⁂
Ce déni de sa mort est assez paradoxal, en un sens, comme toute la mythologie autour de Joe Hill, parce que sa mort est bien l’une des seules choses dont l’on soit sûr concernant sa biographie. Pour le reste, il a toujours fui les feux de la rampe et la reconnaissance qui déjà accompagnait son œuvre dans les années 1910, continuant à mener une vie de hobo itinérant, se déplaçant de grève en grève sur les trains de marchandise.
Dans son maousse Joe Hill, les IWW et la création d’une contre-culture ouvrière révolutionnaire4, Franklin Rosemont explique bien la discrétion de celui qui avait quitté sa Suède natale pour atterrir dans un pays qui n’avait rien d’un paradis sur terre : « Alors qu’il était le plus fameux des prisonniers politiques du pays, il écarta d’une pirouette une demande d’informations biographiques en se déclarant simplement “né sur une planète appelée la Terre”, se considérant comme un “citoyen du monde”. »
⁂
Pour tout le reste, c’est la même : les informations manquent. On sait qu’il a participé à la révolution mexicaine contre Porfirio Diaz, mais sans avoir les détails. On a les preuves qu’il fut l’un des plus fameux compositeurs de chansons pour un livre à succès de l’alors rugissant syndicat IWW (International Workers of the World), Songs to Fan the Flames of Discontent (« Chansons pour attiser les flammes de la colère »), qui sera surnommé le Little Red Song Book (« le petit livre des chansons rouges »), mais on a peu de détails sur sa vie quotidienne. On connaît ses dessins et caricatures dans la presse syndicale de l’époque, mais on ignore grosso modo où il traînait ses guêtre de 1902 à 1912. Si bien que le pauvre et fort rigoureux (au bon sens du terme) Franklin Rosemont en est réduit à écrire des chapitres telles que « La place de la cuisine chinoise dans l’histoire de l’IWW » ou « L’implication de l’église mormone dans l’affaire Hill ». Respect, Frankie.
Au fond, ce qui reste de Joe Hill, c’est l’essentiel : ses chansons. Et avant d’en parler il faut s’arrêter un instant sur ce qu’a représenté l’IWW dans l’histoire syndicale américaine. Fondé en 1905, l’organisation anarcho-syndicaliste a vite battu en brèche tous les attendus en la matière. L’idée de base : rassembler le maximum de gens, ne pas s’arrêter aux barrières des corporations. Il faut décloisonner, disent-ils, acceptant dans leurs rangs les travailleurs les plus précaires, notamment ces « wobblies » et « hobos » qui sillonnent le pays sur des trains de marchandise, passant d’un misérable boulot sous-payé à un autre. Tout le monde est bienvenu : les noirs, les femmes, les Chinois, les serre-freins et les clodos. Et pour tout ce petit monde, le langage universel, c’est pas Marx, plutôt des mélodies et paroles faciles à retenir.
Valerio Evangilisti le formule ainsi dans Briseurs de grève5, épique roman consacré à cette période, suivant les pas d’un immonde salaud acharné à plomber les rouges, récemment publié par les aminches de Libertalia : « Les chansons remplaçaient désormais les textes sacrés. Quel journalier, quel bûcheron ou quel marin pouvait donc connaître Bakounine, Marx ou Sorel, sinon par ouï dire ? (…) Alors que tout le monde comprenait les vers de Joe Hill. »
Les morceaux composés par Joe Hill s’inscrivent donc dans un champ lexical facilement compréhensible, détournant souvent les thèmes de chansons religieuses. Dans « The preacher and the slave » (1911), il se moque ainsi des discours religieux promettant à l’ouvrier que rien ne peut améliorer le présent mais qu’il « aura droit des tartes [le repas, pas le gnon] dans l’au-delà » (« You’ll get pie in the sky when you die »). Au final, Hill appelle l’ouvrier à se ruer plutôt sur le présent, à s’organiser et à militer contre tous les charognards.
« There is power (in the union) » est encore plus simple, quoique diablement efficace. Il appelle les travailleurs « from every land » à s’unir sous la bannière syndicale : « Ensuite nous partagerons tout ce que cette terre peut offrir / Allez ! Partage ce que tu as, comme un être humain !6 »
Quand à « Should I ever be a soldier ? », son refrain est plus que transparent, commençant sur ces phrases : « Si je devais un jour être un soldat / Je combattrais près du drapeau rouge / Le fusil que j’aurais à l’épaule / Serait là pour écraser le tyran.7 »
La liste des chansons de Joe Hill est sans fin. Et il joua dans le mouvement ouvrier d’alors un rôle incontestable. Ce qui renvoie aux circonstances de sa mort. Condamné, souligne Franklin, alors qu’il n’avait « aucun casier judiciaire, aucune relation avec la victime, aucun mobile, et [qu’]il n’essaya ni de se cacher ni de quitter la ville », il paya en fait pour la grande peur qu’inspirait l’armée grandissante des IWW, portés sur l’action directe et l’autogestion, à tous ceux qui tenaient à ce que rien ne change.
C’est bien ce que montre le Briseurs de grève d’Evangelisti. Pour casser cette insurrection d’un genre nouveau, pouvoir et capital sont prêts à tout. C’est alors la grande heure de l’agence Pinkerton, chargée de briser les mouvements sociaux par l’envoi de centaines de brutes chargées de casser du rouge. Dans le roman, basé sur des personnages et faits réels, le fondateur d’une agence qui deviendra le futur FBI explique ceci : « Au bon moment, cette lie finira par comprendre un concept simple. Je peux engager la moitié de la classe ouvrière pour éliminer l’autre. » Plus loin, un briseur de grève s’interroge : « On tire aussi sur les femmes et les enfants ? » La réponse de son boss : « Surtout sur eux. Pères et maris comprendront que la résistance ne sert à rien. »
Conséquence de quoi : bains de sang à répétition, trahisons, écrasement dans le sang de toute révolte, avec l’exécution de Joe Hill par une justice scélérate comme parfait symbole de tout ça.
Bien sûr, comme pour le légendaire chanteur Chilien Victor Jara exécuté par les sbires de Pinochet, les balles n’ont pas réussi à l’effacer, lui donnant au contraire une stature encore plus légendaire. « Parfois une guitare raconte plus qu’un putain de fusil », explique un personnage du furieux roman d’Evangelisti. Ce point-là, même le salaud en chef du récit, Bob Coates, est obligé de le reconnaître : « Bob se fit à nouveau la réflexion de l’importance des chansons pour les wobblies : elles encourageaient, unissaient, renforçaient l’envie de lutter. Il était improbable que Joe Hill s’en sorte dans le procès qu’on lui intentait, néanmoins il avait doté les syndicalistes d’un répertoire d’instruments puissants, en mesure de dépasser les différences de langue, de race et de nationalité. »
Ce que confirme les paroles de la chanson que Fred Alpi a consacré à Joe Hill :
« On peut fusiller un chanteur
Personne ne peut tuer des chansons
Il n’existe aucun projectile
Capable d’arrêter Joe Hill ».
Par-delà les décennies et les continents, plus que jamais, Hill est des nôtres.
1 On peut écouter une version mise en musique par Utah Philipps, ici. Ou plus récemment, cette reprise du camarados Fred Alpi. À noter que les cendres du chanteur furent dispersées à ses amis par voie postale, notamment au chanteur anglais Billy Brag, qui les aurait ingérées en les faisant passer de quelques gorgées de bière.
2 « I dreamed I saw Joe Hill last night, / Alive as you or me / Says I, “But Joe, you’re ten years dead”, / “I never died”, says he ».
3 « “Joe Hill ain’t dead”, he says to me, / “Joe Hill ain’t never died. / Where working men are out on strike. / Joe Hill is at their side”. »
4 Éditions CNT, 2008, traduction Frédéric Bureau.
6 « Then we our share of this earth shall demand. / Come on ! Do your share, like a man. »
7 « Should I ever be a soldier / ’Neath the Red Flag I would fight ; / Should the gun I ever shoulder / It’s to crush the tyrant’s might. »
Cet article a été publié dans
Le cri du possum
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Paru dans Le cri du possum
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Mis en ligne le 09.11.2021
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