Mes héros toxiques #4
Easton Ellis, la critique sans issues
Nous sommes au début des années 2000 et le film American Psycho vient de défiler devant mes yeux1. Un crescendo de violence entrecoupé d’intenses scènes de tension mentale, d’analyses musicales pointues et de dénonciations d’un monde superficiel et capitaliste. Scène de fin, clou du spectacle. Je suis happé par le regard fixe d’un Christian Bale au bord de la rupture, le visage impassible, alors que démarre son monologue interne. Face aux violences infligées, il n’en sait pas davantage sur lui-même et sa punition continue de lui échapper. Que s’est-il vraiment passé ? De quoi avoir envie de plonger dans le pavé dont le film s’est inspiré, écrit par Bret Easton Ellis, auteur à succès de toute une époque2.
J’y plongerai plusieurs fois, attiré par un univers introspectif dérangé et en décalage. Une sorte de « catharsis » qui me permet de mieux supporter ce monde dans une période de choix par défauts. Sortir de la boîte en en déchirant les murs, mieux vivre le vide en tuant l’hypocrisie.
Et les lectures s’enchaînent. Du vide existentiel face au monde dépravé dépeint dans Moins que zéro (1986), aux crises émotionnelles d’une jeunesse trouble dans les Lois de l’attraction (1988), en passant par le matérialisme du monde comme spectacle corrompu et la déliquescence identitaire dans Glamorama (2000), la descente aux enfers se fait critique des illusions. La violence y est présentée comme un exutoire aux angoisses et la froideur humaine comme une réaction légitime. Quelqu’un posait des mots et des ressentis qui faisaient écho.
Des années plus tard, je ne ressens plus rien en parcourant les pages de Suite(s) impériale(s) (2010), et son univers m’apparaît pour ce qu’il est : confortablement cynique et égoïstement nihiliste. Sous des attraits critiques, ses romans parlent surtout de (jeunes) riches se complaisant dans leurs problèmes existentiels à travers l’autodestruction et la consommation d’un monde où il n’y aurait soi-disant rien à sauver. Mon ancien compagnon de déroute n’était en fait pas un camarade, et sa critique, à l’image de la dernière phrase d’American Psycho : « sans issue ». Et « tuer son idole » s’est révélé plus facile que prévu.
Présenté comme « électron libre anti-woke » dans le torchon Valeurs actuelles ou comme auteur « qui dit non à la tyrannie bien-pensante de la cancel culture » dans Le Figaro, il se dit indifférent à la politique et ne votant jamais, ce qui ne l’a pas empêché d’essayer de dédiaboliser Donald Trump en 2019. Derrière l’idée de choquer les bien-pensants, il ne cache pas sa répulsion d’une gauche étasunienne devenue « hystérique » et les pseudo-conséquences de « l’épidémie de supériorité morale des autoproclamés progressistes ». Ici, l’autonomie de jugement se prend les pieds dans le tapis d’un révélateur « on peut plus rien dire ». Et celui qui m’apparaissait autrefois comme provocateur critique s’est peu à peu révélé être un « White Privileged Male »3 qui n’aime pas son époque. Ce qui peut vouloir dire que certaines choses changent peut-être un peu pour le mieux.
1 Sorti en 2000, American Psycho raconte l’histoire de Patrick Bateman (Christian Bale), jeune cadre ambitieux et sans scrupule (un yuppie) dans le cœur du New York de la fin des années 1980. Beau, riche et intelligent, il incarne un « rêve américain » dont le côté obscur est fait de tortures, de meurtres et d’un état mental floutant la frontière entre réalité et délire.
2 Paru en 1991 aux États-Unis, American Psycho a été publié en France en 1992 aux éditions Salvy (rééd. chez 10/18 en 2005).
3 Nom initial de son premier essai, White (Robert Laffont, 2019).
Cet article a été publié dans
CQFD n°226 (janvier 2024)
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Paru dans CQFD n°226 (janvier 2024)
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Mis en ligne le 26.01.2024
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