Les vieux dossiers d’Anatole

Du rififi dans l’Internationale

L’Association internationale des travailleurs (1864-1872) est cette expérience unique d’une organisation anticapitaliste affichant clairement que « l’émancipation des travailleurs doit être l’oeuvre des travailleurs eux-mêmes ». À l’origine, elle tente de regrouper les diverses tendances qui composent le mouvement ouvrier européen. Mais dès 1869, elle devient le théâtre d’un affrontement entre marxistes et anarchistes. À ma droite, Marx, dit le Maure, philosophe allemand avec plusieurs milliers de pages de critique de l’économie politique à son actif ; à ma gauche, Bakounine, l’ogre russe, infatigable révolutionnaire, un « Mahomet sans Coran » comme le surnomme Marx. Les deux hommes se connaissent et se sont appréciés jadis, à présent ils vont se déchirer…

Bakounine arrive au sein de l’A.I.T. en 1868 avec des manies de vieux comploteur. Il a fondé peu avant l’Alliance démocratique des socialistes, qu’il prétend fondre dans l’Internationale, mais que certains voient comme une société secrète destinée à prendre le contrôle de l’appareil. C’est d’ailleurs un proudhonien belge, César de Paepe, qui met en garde le révolutionnaire russe : « Ne comprenez-vous pas que si les travailleurs ont fondé l’Internationale, c’est précisément parce qu’ils ne veulent plus d’aucune sorte de patronage, pas plus celui de la démocratie socialiste que tout autre ; qu’ils veulent marcher par eux-mêmes et sans conseillers. » Ces observations pourront s’adresser mot pour mot à Marx trois ans plus tard.

Après 1871, la Commune de Paris donne sujet à des interprétations différentes. Si tous les révolutionnaires partagent le même constat sur la capacité du peuple à pouvoir spontanément renverser l’ordre établi et à s’auto-organiser, leurs conclusions divergent radicalement. D’un côté, les anti-autoritaires figent leur défiance vis-à-vis de la politique bourgeoise, tandis que Marx et ses partisans visent la prise de pouvoir politique et concèdent que l’émancipation des travailleurs puisse devenir l’oeuvre des dirigeants socialistes par le biais des élections elles-mêmes. C’est la voie ouverte vers la social-démocratie et le « crétinisme parlementaire ». Marx, après avoir ringardisé les proudhoniens, bluffé les blanquistes, veut tacler l’influence dominante des anti-autoritaires. Il accuse alors Bakounine de vouloir « soumettre l’Internationale au gouvernement secret,hiérarchique et autocratique de l’Alliance » ; afin de « transformer l’Internationale en une organisation hiérarchiquement constituée… soumise à une orthodoxie officielle et à un régime non seulement autoritaire, mais absolument dictatorial ». En réalité, les manœuvres jésuitiques sont autant le fait de Marx, qui cherche à imposer le Conseil général de Londres comme direction politique centralisée. Même ses biographes marxistes, Franz Mehring et Otto Rühle, ne peuvent que constater les manigances d’un Marx, gonflé par le génie de ses concepts et cherchant à disqualifier son adversaire par l’intrigue et la calomnie.

Au congrès de La Haye en 1872, les motions marxistes sur la constitution de l’Internationale en parti politique gagnent au vote, en s’arrogeant de nombreux mandats blancs, contre les partisans « de l’autonomie et la fédération des groupes de travailleurs ». Cette victoire de Marx à l’arraché « après récolement des bulletins », se solde par l’exclusion de Bakounine (absent des débats) et de James Guillaume. La scission de l’Internationale laisse un goût amer aux partisans de Bakounine. Le vieil ours émet de sérieuses réserves à propos du projet marxiste de communisme d’État, lesquelles conservent aujourd’hui une certaine résonance : « Je tiens Marx pour un révolutionnaire très sérieux bien qu’il ne soit pas toujours très franc. Il désire sincèrement le soulèvement des masses et je me demande comment il peut se faire qu’il ne voie pas que l’instauration d’une dictature universelle, collective ou individuelle, qui exécute en quelque sorte dans la révolution mondiale les fonctions d’ingénieur en chef, régularisant, dirigeant à la façon d’une machine le mouvement insurrectionnel des masses de tous les pays, je ne comprends pas comment il ne peut pas voir que cette dictature suffirait seule à paralyser et fausser tout mouvement populaire. » Lourd de conséquences…

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Paru dans CQFD n° 62 (décembre 2008)
Dans la rubrique Les vieux dossiers

Par Anatole Istria
Mis en ligne le 19.01.2009