Les Trois d’El Hiblu

Détournement d’humanité

En 2019, Amara, Abdul et Abdalla sont arrêtés à Malte. Accusés d’avoir détourné le navire pétrolier El Hiblu 1, ils ont été inculpés en novembre 2023 en vertu de législations antiterroristes. Leur tort ? Anglophones, ils ont simplement accepté de jouer les interprètes avec la centaine de personnes secourues.

Le 26 mars 2019, 108 personnes fuyant la Libye tentent de rejoindre l’Europe à bord d’un canot pneumatique. Alors que l’embarcation commence à se dégonfler, un cargo se porte à leur secours : c’est le navire pétrolier El Hiblu 1. Le capitaine leur assure mettre le cap sur Malte, terre la plus proche. Mais il ne tarde pas à virer vers Tripoli, sous les ordres d’un avion de l’opération militaire européenne Sophia. À la vue de la Libye – terre de torture pour les exilé·es – certain·es menacent de se jeter à la mer et d’autres annoncent qu’ils refuseront de descendre du bateau. Face à ces réactions, le navire repart vers Malte. Le capitaine demande à trois exilés anglophones d’opérer la traduction avec les passagers à majorité francophone1.

Amara Kromah, Abdul Kader et Abdalla Bari ont entre 16 et 19 ans et sont originaires de Guinée et de Côte d’Ivoire. À l’arrivée du bateau dans les eaux maltaises, ils sont emprisonnés pendant près de huit mois, accusés d’avoir activement détourné le navire en menaçant l’équipage, avant d’être libérés sous caution en novembre 2019. Soutenu par de nombreuses ONG et associations qui demandent l’abandon des charges, leur cas est aussi médiatisé à travers les nombreux témoignages des personnes exilées présentes à bord du pétrolier2. Tous affirment qu’il n’y a pas eu de violences, qu’ils n’étaient pas armés et que les adolescents-interprètes sont plus des héros de circonstance que des leaders.

*

Dans cette affaire, tout est absurde. Pour de nombreuses organisations de défense des exilé·es, c’est la tentative de les ramener en Libye qui est illégale : la loi maritime internationale impose de déposer les naufragés en « lieu sûr ». Or, des centaines de témoignages, à commencer par ceux des autres exilés à bord d’El Hiblu 1, décrivent l’horreur en Libye : torture, emprisonnement, esclavage, viol… Lors d’une des premières audiences, le procureur en charge du dossier pérore : «  Sauf votre respect, cela revient à dire que si mon enfant est malade, j’ai le droit de voler pour le soigner[« El Hiblu 1 : “Age assessment confirmed two of the accused are minors” », Newsbook Malta, 11/04/2019.]. » Même tonalité réprobatrice dans le traitement médiatique international, où s’impose l’idée du piratage, les images de l’interception du navire par l’armée maltaise faisant foi. Cette tendance à associer trajectoires d’exil et terrorisme, un biais idéologique sans fondement, est de plus en plus répandue en Europe (voir-ci dessous).

Les Trois d’El Hiblu vivent ainsi le quotidien de prévenus pour terrorisme. Les mécanismes de la répression pèsent sur leur moral, avec leur cortège de contrôles judiciaires, pointages quotidiens et incertitude quant à leur avenir. « Ils jouent avec nos vies. J’essaie d’être fort mais ça me consume […]. Je ne me sens pas libre », expliquait en 2022 Amara à Amnesty International. À tel point qu’un des Trois, Adbdul Kader, ne pointe plus depuis août dernier. Au regard des peines de prison encourues, on lui souhaite une cavale sans accrocs !

Par Léna Rosada

1 Un récit à retrouver en podcast sur Chronique à MER, sur le site du projet Alarmphone.

2 Les éléments du procès et un argumentaire pour l’abandon des charges sont disponibles sur elhiblu3.info.

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