D’une mobilisation à l’autre

« Des papiers pour tous, ou pas de papiers du tout ! »

On aurait pu craindre que la mobilisation pour les retraites n’éclipse celle contre la loi Immigration. Au contraire, la première a nourri la seconde, comme l’ont prouvé les manifestations du 25 mars à Marseille et dans tout le pays. Le climat social a même contraint l’exécutif à reporter le texte.
Illustration de Sasha Wizel

Les jambes étaient sans doute un peu lourdes vu le rythme effréné des manifs ces derniers temps, mais la mobilisation a bien été au rendez-vous : samedi 25 mars, plusieurs milliers de personnes ont défilé dans au moins une vingtaine de grandes villes françaises contre le « projet de loi pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration », dite loi Darmanin. À Marseille, ils étaient un bon millier à marcher vers le quartier populaire de la Belle de Mai, dans une ambiance combative mais joyeuse – qui tranchait, il faut bien le dire, avec celle parfois un peu mollassonne des grosses journées de mobilisation dans la cité phocéenne. Autre différence notable, la présence de nombreuses personnes sans papiers, premières concernées par l’affligeante politique du gouvernement en matière d’accueil des immigrés. Témoignant des origines diverses des manifestants, quelques slogans sont lancés en anglais en tête de cortège : « Say it loud, say it clear, immigrants are welcome here !1 » ou l’incontournable « No justice, no peace !2 », aux côtés des plus attendus « De l’air, de l’air, ouvrez les frontières ! » ou « Des papiers pour tous ou pas de papiers du tout ! »

« La France veut profiter de nos forces mais préfère nous laisser dans l’illégalité »

Avant le départ du cortège, deux jeunes femmes prennent le micro au nom d’un groupe de sans-papiers pour dire leur « colère » contre « ce projet de loi qui nous criminalise et refoule les étrangers dans leur pays d’origine ou hors de l’Europe ». « En tant que personnes sans-papiers, nous subissons l’esclavage moderne, dénonce la première. La plupart d’entre nous sont obligés d’accepter n’importe quel travail dans des conditions [épouvantables] : pas de chômage, pas de congés, pas d’assurance, aucun moyen d’avoir un bail. » La seconde reprend : « La France veut profiter de nos forces mais préfère nous laisser dans l’illégalité. »3 Et de lancer : « Nous vivons ici avec nos enfants, nos amis, nos voisins, on travaille, on fait du bénévolat, on paie des impôts… Nous demandons la régularisation de toutes et tous pour vivre dignement et en paix. En paix ! »

29 lois sur l’immigration en 42 ans

Le projet de loi porté par le ministre de l’Intérieur s’inscrit dans un véritable torrent législatif visant, depuis quarante ans au moins, à durcir sans cesse les conditions d’entrée et d’installation des étrangers non « occidentaux » sur le territoire français : pas moins de 29 lois votées entre 1980 et 2022, une tous les 17 mois en moyenne. Cet énième texte condense et aggrave encore des décennies de politiques iniques, racistes et liberticides sur les questions d’immigration en France. Sont annoncés, pêle-mêle : plus de moyens pour empêcher l’accès au territoire des personnes exilées ou faciliter leur expulsion, l’inscription des sans-papiers sous le coup d’une obligation de quitter le territoire français (OQTF) au fichier des personnes recherchées4, des dispositions pour limiter le regroupement familial, la fin de l’aide médicale d’État qui permet aux étrangers en situation irrégulière de bénéficier d’un accès aux soins… Mais aussi un volet consacré à l’« intégration » : en réalité, de nouvelles mesures pour assurer une main-d’œuvre bon marché et corvéable à merci aux secteurs dits « en tension » – évidemment pas ceux aux conditions de travail les moins pénibles et aux rémunérations les plus attrayantes – via des régularisations précaires.

Le succès de la mobilisation du 25 mars est d’autant plus à saluer que le projet de loi Darmanin, soutenu par les diverses composantes d’une droite toujours plus abjecte, venait de connaître un sérieux coup d’arrêt : trois jours plus tôt, et alors qu’il devait arriver devant le Sénat le 28 mars, Emmanuel Macron l’avait reporté sine die. Si le climat social explosif est incontestablement à l’origine de cette reculade, pas de quoi crier victoire pour autant. Dès le 24 mars, Gérald Darmanin défendait sur CNews le besoin d’un « texte ferme contre l’immigration irrégulière » et annonçait son retour « dans quelques semaines ». « Pour expulser des étrangers délinquants, on a besoin d’une loi, j’en ai besoin pour en expulser 4 000 par an de plus », vomissait le flic en chef, pas près de lâcher son filon extrême droitier. La loi Darmanin pourrait en fait essuyer les plâtres d’une « nouvelle méthode » gouvernementale, Macron ayant annoncé le découpage du texte en plusieurs morceaux susceptibles de moins fédérer les oppositions. Ou l’art de passer en douce.

« Ne pas subir leur loi ! »

Dans le cortège marseillais, personne n’est dupe, cette lutte-là a tout à voir avec celle qui secoue l’Hexagone depuis janvier. « Nous sommes ici pour protester contre cet enchaînement de lois qu’ils sont en train de nous imposer, qu’il s’agisse de la réforme des retraites ou de la loi Immigration » confie Amel, banderole à la main. Cette militante du Collectif des habitants organisés du 3e (CHO3)5, qui lutte contre les discriminations, notamment à l’encontre des personnes en situation irrégulière, développe : « Cette loi Darmanin, elle va servir qui ? Les patrons, les grosses boîtes du CAC 40… Tout se recoupe ! Ils veulent qu’on travaille plus longtemps, dans des conditions toujours plus dégradées, sans aucun droit, à leur merci. » Aussi émue qu’énergique, elle conclut : « Ils essaient de nous mettre à terre, de faire disparaître tous nos acquis du passé, mais on est là pour leur montrer qu’on ne veut pas subir leur loi ! »

Benoît Godin

1 « Clame-le haut et fort, les migrants sont les bienvenus ! »

2 « Pas de justice, pas de paix ! »

3 Sur la condition des sans-papiers en France aujourd’hui, voir « L’irrégularité enferme les sans-papiers dans une position de fragilité », CQFD n° 211 (juillet-août 2022).

4 Cette mesure figure déjà dans la circulaire du ministre de l’Intérieur du 17 novembre 2022 demandant aux préfets de la mettre en place « sans attendre les nouvelles évolutions législatives ».

5 Si c’était une commune, le troisième arrondissement de Marseille serait la plus pauvre de France, avec plus d’un habitant sur deux vivant sous le seuil de pauvreté.

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CQFD n°219 (avril 2023)

Depuis le passage en force du gouvernement sur la réforme des retraites, la France est en ébullition : blocages, grèves, manifs monstres et poubelles en feu ! Impossible de ne pas consacrer une très large part de notre numéro d’avril à cette révolte printanière. De Marseille à Dieppe, de Saint-Martin-de-Crau à Sainte-Soline, de la jeunesse en mouvement à la répression en roue libre, des travailleuses du sexe en lutte à l’histoire du sabotage... Reportages, analyses, entretiens. De quoi alimenter, on l’espère, la suite des mobilisations !
On vous emmène tout de même un peu hors de nos frontières (ou presque) : En Kanaky-Nouvelle-Calédonie, où la France poursuit sa démolition du processus de décolonisation, en Turquie où la solidarité populaire a pallié aux manques de l’État après les séismes début février et en Tunisie dans un musée particulier.

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