Entretien avec le musicien, poète et rappeur El Far3i

« Créer de la vie au milieu de la mort »

On a eu le bonheur de tomber sur lui à Vienne en mai dernier, en coulisse d’un concert de soutien aux victimes du génocide de Gaza. Membre du groupe de shamstep 47SOUL et auteur d’une œuvre en solo aussi prolifique que poignante, le chanteur palestinien en exil El Far3i met tout son souffle à chanter la liberté, celle dont il a soif pour lui-même comme celle qui fut arrachée à son peuple. Sans la leur, la nôtre n’ira pas loin. Comme le montre encore son dernier album, le magnifique « Rap Sharq El Nahir », sorti en octobre, El Far3i est de ces artistes qui raniment la flammèche de l’humanité dans la nuit des temps obscurs. Il a bien voulu répondre à quelques-unes de nos questions.

Pour nombre de gens horrifiés par le génocide à Gaza et sa normalisation en Occident, tes chansons sont d’un immense soutien. Elles aident à tenir bon, comme le dit 47SOUL dans « Hold your ground ». Ma première question est donc : comment vas-tu ? Comment va ta famille ? Comment tu t’y prends toi-même pour « tenir bon » au milieu toute cette abomination ?

« À ce stade, je suis juste un type qui part au travail alors que sa journée s’annonce exceptionnellement pourrie »

« Merci pour cette question. Non, on ne va pas bien. Une grande partie des membres de ma famille côté paternel a été massacrée à Gaza. Dix-sept parmi eux, hommes, femmes et enfants, sont morts ensemble dans un même bombardement. Quant à la famille de ma mère, elle vit dans un camp de réfugiés à Jénine, en Cisjordanie, qui a été évacué et assiégé par l’armée israélienne. Je ne sais pas si un jour je pourrais m’y rendre pour visiter les tombes de ma grand-mère et de mon oncle. Au début de cette guerre génocidaire sans fin, j’étais comme figé, incapable de monter sur scène. J’ai réussi à m’y remettre et à présent je m’efforce de poursuivre ma “vie”, entre guillemets, mais je m’interroge en permanence sur le sens et la finalité de tout cela. »

Tu vis en exil au Royaume-Uni, un pays qui fournit des armes à l’armée qui massacre ou persécute les tiens. Comment continuer à écrire, composer, enregistrer et se produire dans un tel environnement ?

« Je pense aux gens à Gaza qui s’endorment avec une pierre sur leur ventre pour tromper la faim »

« J’ai toujours associé ma carrière de chanteur au rêve de libération qui anime les miens, donc, à ce stade, je suis juste un type qui part au travail alors que sa journée s’annonce exceptionnellement pourrie. Je reconnais que ça n’a rien de très artistique, mais le peuple auquel j’appartiens a cette capacité de rester debout et de créer de la vie au milieu de la mort. Je pense aux gens à Gaza qui s’endorment avec une pierre sur leur ventre pour tromper la faim, et avant que les larmes me montent aux yeux je me lève et fais mon travail comme tout être humain vivant. Comme un Palestinien pas encore mort. »

Tu as joué récemment à Vienne, Paris et Beyrouth. Pour un chanteur palestinien, un concert est sans doute toujours un peu plus qu’un concert. À quel point est-ce pesant de devoir être porte-parole et étincelle en même temps que musicien et chanteur ?

« Mes chansons sont autant de mises en garde contre ce qui se déroule sous nos yeux en ce moment, donc j’éprouve de l’inquiétude à les chanter, mais pas d’embarras. Bien sûr, aucun artiste n’a envie de voir des photos d’enfants brûlés vifs cinq minutes avant de monter sur scène. Je veux dire… tu as raison, “tenir bon” est plus facile à dire qu’à faire. L’absence de choix nous rend encore plus Palestiniens chaque jour. »

47SOUL a créé un genre musical, le shamstep, qui mêle rap, électro et dabke, la danse populaire traditionnelle palestinienne. Dans ton œuvre solo, tu montres une autre facette, plus intimiste et poétique. D’où te vient cette identité multiple ?

« Pour nous, Palestiniens, la musique sert avant tout à archiver notre expérience »

« Je me définis d’abord comme batteur et parolier. La musique, pour moi, c’est d’abord une affaire de percussions. C’est le fil qui relie toutes mes identités. Dans mon travail en solo, j’ai un alter ego rappeur nommé Far3i El Madakhil, dont les rythmes irriguent aussi le répertoire de 47SOUL. Et le versant plus mélodieux de mes morceaux shamstep ou shaabi avec 47SOUL se retrouve dans la douceur de El Far3i… De manière générale, je suis intéressé par tout ce qui touche à la nature sociale de la personne humaine, à la philosophie du lien entre groupe et individu. Dans mon art je veux démontrer qu’il y a un “bon tribalisme” comme il y a un bon individualisme. En tant que musulman et Arabe palestinien vivant dans le monde d’aujourd’hui, je n’ai pas de temps à consacrer à autre chose qu’à cela pour tenter de comprendre mon peuple et de me comprendre moi-même. »

Un artiste palestinien est par définition un artiste politique. Rêves-tu d’un monde où tu pourrais juste chanter des chansons d’amour et parler de choses légères, comme n’importe quel chanteur occidental ?

« Oh oui ! Je crois que tout chanteur engagé rêve de ça. Cela dit, il y a plus de chanteurs engagés en Occident que dans le monde arabe. Peut-être parce que les chanteurs arabes qui ont une conscience politique ont été jetés en prison avant d’avoir pu obtenir la moindre reconnaissance. »

À Vienne on t’a vu sur scène avec Asifeh, l’un des fondateurs de Ramallah Underground, un collectif pionnier du rap palestinien, dont vous avez repris ensemble le titre culte « Sijen ib Sijen » (« une prison dans la prison »). Les rappeurs palestiniens, en exil ou non, paraissent liés par une forte solidarité. Dans quelle mesure te sens-tu à l’aise avec la culture plus individualiste du rap occidental ?

« Je ne crois pas que ce soit une affaire d’opposition entre Arabes et Occidentaux. La vraie différence, selon moi, se situe entre underground et commerce. Au fur et à mesure que le versant business de la création musicale gagne en force, au point de générer une hyper-commercialisation de la musique, le sens de l’individualisme grandit et accélère la fragmentation des communautés. Il n’y a pas de mal à ce qu’une musique soit commerciale jusqu’à un certain degré, mais quand le profit devient la mesure de toute chose, l’esprit collectif se délite. »

Dans « Wallada », un titre magnifique que tu as enregistré avec la grande chanteuse palestinienne Rola Azar, il y a ces vers : « Quelle que soit la durée de l’obscurité, nous ne nous inclinerons pas devant le destin, car c’est notre maison et elle sera toujours belle. » As-tu parfois le sentiment que l’art est le dernier refuge d’une Palestine libre et d’un monde vivable ?

« L’art, dans un tel contexte, est à la fois un baume et une alarme. Je ne crois pas qu’il soit la solution, mais je ne crois pas non plus qu’il puisse y avoir de solution sans lui. Les solutions apparaissent lorsqu’un certain nombre de facteurs s’alignent, et la culture et l’art en font certainement partie. Je ne voudrais pas exagérer le rôle de la musique, mais je ne peux pas ignorer à quel point elle m’a transformé. Je veux juste pouvoir jouer mon rôle. »

Tamer Nafar, du groupe DAM, a écrit : « Je pensais que l’art pouvait changer le monde. Aujourd’hui, je le vois plutôt comme la boîte noire d’un avion : elle ne permet pas d’assurer l’atterrissage, elle peut seulement documenter le crash. »1

« Il n’a pas tort. L’art alimente un imaginaire qui s’oppose à la logique génocidaire, en ce sens il peut contribuer à faire bouger les lignes, mais il serait absurde de présumer qu’il peut faire cela rapidement et efficacement. Dans les faits, pour nous, Palestiniens, la musique sert avant tout à archiver notre expérience. Elle est un moyen de sauver notre identité et notre culture de leur effacement programmé. Et nous jouons de la musique avec encore plus d’urgence aujourd’hui que par le passé, parce que nous faisons face à une tentative encore plus massive de détruire nos existences. »

Propos recueillis par Olivier Cyran

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1 Tamer Nafar, « What can Palestinian artists do in the face of our slaughter ? », +972 Magazine (11/07/2024).

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CQFD n°245 (octobre 2025)

Ce numéro d’octobre revient, dans un grand dossier spécial, sur le mouvement Bloquons tout et les différentes mobilisations du mois de septembre. Reportages dans les manifestations, sur les piquets de grève, et analyses des moyens d’actions. Le sociologue Nicolas Framont et l’homme politique Olivier Besancenot nous livrent également leur vision de la lutte. Hors dossier, on débunk le discours autour de la dette française, on rencontre les soignant•es en grève de la prison des Baumettes et une journaliste-chômeuse nous raconte les dernières inventions pétées de France Travail.

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