Thierry Taugourdeau (Vincent Lindon à l’écran) a perdu son emploi et peine à en retrouver un. Le film se présente d’abord comme le récit de la centralité du travail. La caméra suit Thierry au sein de Pôle emploi, puis avec ses anciens collègues de travail prêts à poursuivre la lutte alors que lui préfère tourner la page. Très vite, d’autres tranches de son existence sont livrées : à la banque où sa conseillère financière lui suggère de vendre sa maison pour renflouer son compte, dans son bungalow près de la mer avec un autre couple qui souhaite l’acquérir ou auprès de son fils handicapé dont l’avenir scolaire est soudainement menacé, non par le handicap, mais par la baisse des revenus de son père. Parce que le travail n’est pas une activité sociale comme les autres, parce qu’il est aujourd’hui le mode d’intégration quasi unique des individus dans la société, parce que pour ceux qui ne disposent pas de capital, il est la seule source de revenus économiques nécessaires pour vivre. Dans le monde capitaliste, le salariat, qu’on ait un emploi ou qu’on l’ait perdu, est un rapport social qui surdétermine tous les autres.
De la psychologie de Thierry on ne saura rien ou très peu. Le film ne s’embarque pas dans l’intériorité de son personnage central, il donne à voir, par une série de séquences, comment s’articulent et se répondent les institutions censées gérer les privés d’emploi. La scène inaugurale où Thierry tente de comprendre pourquoi son conseiller Pôle emploi l’a encouragé à suivre une formation de grutier – un métier impossible à exercer pour Thierry – exhibe la nature ubuesque de l’institution : véritable miroir aux alouettes, Pôle emploi gère les chômeurs tout en sachant qu’il n’est pourvoyeur d’aucun emploi. D’un point de vue pratique, sa mission n’a aucun sens. Mais d’un point de vue idéologique, le film montre comment un problème collectif d’insuffisance d’offres d’emplois se transforme en un problème d’inadaptation individuelle. Conséquence d’un tel tour de passe-passe : on fait porter aux chômeurs eux-mêmes la responsabilité du chômage. Sommés de se réformer intérieurement, les aspirants salariés sont appelés par l’institution à engager un travail introspectif sur les déterminants de leur employabilité. Pour aider Thierry à améliorer sa prestation, le conseiller Pôle emploi le filme durant une simulation d’entretien, puis demande aux autres participants de commenter son comportement. Du contenu de ses réponses au ton de sa voix ou sa manière de marcher, tout ce qui fait de lui un être singulier est critiqué comme pour démontrer publiquement qu’il est bien la cause de ce qui lui arrive. Enjoint, comme l’avait souligné Michel Foucault, à devenir entrepreneur de lui-même [2], considéré comme responsable d’une situation sur laquelle il n’a pourtant aucune prise, Thierry est laissé seul face à la loi du marché.
Or, dans ce monde anomique où chacun lutte pour devenir ou rester employable, il n’est en réalité pas de bonne position. Lorsque Thierry trouve enfin un emploi de vigile dans un hypermarché, le spectateur est privé du soulagement attendu. Car voilà que de sujet des dispositifs de contrôle, il en devient l’agent. Il n’est plus filmé, il tient la caméra. Il intègre le groupe de ceux qui traquent les autres pour préserver l’intégrité du système et ici les profits du magasin. Le monde présenté par Stéphane Brizé apparaît finalement comme un empilement de dispositifs au sein desquels surveillants et surveillés coexistent. La scène où Thierry lui-même interroge l’une des salariés ayant volé des bons d’achat pour palier ses faibles revenus fait écho à celle où le conseiller Pôle emploi s’assure de sa motivation ; situation qui renvoie à son tour à celle où l’enseignant de son fils le convoque pour demander des explications sur la baisse de ses notes ou à celles où la banquière vérifie l’état des comptes de Thierry. Toutes ces situations se répondent les unes aux autres, tous les dispositifs bancaire, scolaire, professionnel qu’elles mettent en scène se ressemblent et se superposent pour enserrer les individus dans un réseau de surveillance dont ils pâtissent tout en y participant. Stéphane Brizé filme d’ailleurs les acteurs à la dérobée, à la manière de la caméra de surveillance de l’hypermarché, comme pour placer les spectateurs à leur tour dans la position de surveillants. Il n’y a bien qu’une loi : celle qui permet à une minorité de vivre confortablement pendant qu’une majorité vit avec la crainte perpétuelle de perdre ce minimum qui permet à tout un chacun de survivre. Si bien qu’on se demande, une fois le film terminé, s’il est tout simplement possible de penser un en-dehors du marché.
Car Stéphane Brizé ne nous indique pas l’issue du labyrinthe. A part mourir ou imiter l’inquiétante fuite finale de Thierry, il nous condamne à un repli de plus en plus étriqué. L’ailleurs unique que propose le film, c’est la famille, petite et nucléaire. Lorsque Thierry tient sa femme par la taille ou qu’ils dansent dans le salon avec leurs fils, ils semblent pour un court instant préservés de la loi du marché. Mais en coupant ainsi ses personnages de toute autre forme de socialisation, en les privant d’amis, de voisins, de familles élargies, d’investissements associatifs, sportifs ou syndicaux, le réalisateur les inscrit dans un monde sans refuge ni résistance possible. Par là même, il échoue à faire de la question – comment rendre ce monde un peu plus hospitalier ? – un problème non seulement moral mais aussi politique.