Un regard sur l’AG des AG
Cindy, je t’écris de Commercy
« Allô Pierre ? Oui, c’est juste pour te dire qu’on est en train de bloquer un entrepôt, on commencera la manif en début d’aprèm… T’en es où, toi ?
– Je suis dans la bagnole pour Commercy, je vais à l’AG des AG des Gilets jaunes.
– Jamais entendu parler. Ils font quoi ? une grosse manif ?
– Ah non, c’est un rendez-vous pour parler de l’organisation du mouvement.
– Hein ? un samedi ? En plein acte XI, ils font une réunion ? T’es sûr que c’est des Gilets jaunes ? Bon, tu nous raconteras ! Bisous ! »
Cindy raccroche. Pilier du mouvement en Ardèche depuis le 17 novembre, ses ardoises colossales à la supérette et ses gamins qu’elle ne voit presque plus, toute sa vie en jaune, elle n’a jamais entendu parler de Commercy.
Alors, que je te raconte, ma Cindy : je suis arrivé tôt. Il y avait plusieurs centaines de personnes. J’ai vérifié, c’étaient bien des Gilets jaunes : ils en portaient. « On ne peut pas prétendre représenter tous les Gilets jaunes de France, on n’est pas assez nombreux, donc on ne peut pas prendre de décisions. On représente plutôt une idée, un mode de fonctionnement. C’est un processus. » C’est par ces mots que l’assemblée a été ouverte.
Pour toi, parce que je fais toujours ce que tu me demandes, j’ai relevé des prises de parole chronométrées illustrant ce « processus » : « Il faut qu’on s’adresse aux gens normés, ceux qui vont bosser, qui rentrent chez eux dormir le soir, et qui ne réfléchissent pas. Il faut qu’on leur explique ce que c’est les Gilets jaunes. » ; « Nous, on est de région parisienne, comme plus de dix groupes ici sur soixante-dix. On fait des AG, mais pas d’occupations. » ; « Nous sommes antiracistes, antisexistes, antihomophobes et solidaires, et on refuse que la capitale soit réservée aux bobos. » ; « Je suis hyper content d’être ici, parce que j’entends parler d’antiracisme, d’antihomophobie, et ça sort enfin du confusionnisme des Gilets jaunes. »
Je t’envoyais tout ça par texto en direct. Tu ne répondais pas. Je pensais donc solitairement aux simples d’esprit qui mangent et qui dorment, aux Gilets jaunes qui ne font rien d’autre que des AG, aux appels à dégager les bobos en rappelant les valeurs que les bobos partagent, et au confusionnisme des Gilets jaunes dénoncé par des Gilets jaunes. C’est exactement ce moment que David, ton copain, a choisi pour enfin me répondre : « Bombardés gazés truc de malade ils tapent comme des FFFOUS », et puis plus rien. Cela dit, vous l’aviez bien cherché. Moi j’étais peinard, dans ma salle polyvalente, et elle était chauffée.
Puis un jardinier d’Orléans a parlé du RIC et d’Étienne Chouard. On lui a arraché le micro.
Puis à côté de moi, celles et ceux qui s’occupaient de la sono ont vu sur leurs téléphones s’afficher en direct le visage de Jérôme Rodrigues, défiguré place de la Bastille. Ils ont pensé annoncer la nouvelle. Puis ils ont tranché : « Non, c’est un mec de la bande à Drouet, on va pas leur faire de la pub. » L’AG antipublicitaire poursuivait son cours.
Je me suis barré pour la cabane des Gilets jaunes de Commercy.
Là, il faisait beaucoup moins chaud que dans la salle polyvalente. Cela dit, il y avait un brasero, des gens autour, des trucs à boire et à bouffer, comme en Ardèche, et comme partout. En plus, quand on était contents, on applaudissait en gueulant comme des ânes, alors que dans la salle polyvalente les gens secouaient les mains au-dessus de la tête. Le truc bizarre, aussi, c’est que les gens venus de toute la France s’arrêtaient seulement pour demander où se tenait « l’AG ». Et que les piliers de la cabane ne s’y trouvaient pas, préfé-rant la jouer carte Michelin : « Alors au bout de la rue vous prenez à gauche, puis à deux kilomètres légèrement sur votre droite »…
Axel a débarqué. Lui bosse dans une usine de salades. Sacré taf, qu’il a détaillé. Il nous a ensuite raconté qu’il avait été « sondé » par des « étudiants sociologues » : « Ils sont à fond avec les Gilets jaunes, ils me l’ont dit, à fond ! Mais ils ne le portent pas, ils m’ont expliqué, parce qu’ils sont là pour la science. » Je t’ai envoyé cette information par texto, aussi, Cindy. Tu n’as pas répondu non plus. Je t’ai soupçonnée d’être en garde à vue, car tu aimes bien te faire remarquer. À 19 heures, on a éteint le feu, on a bouffé plein de madeleines de Commercy parce qu’on avait la dalle, et on est montés à la salle.
J’ai continué à t’écrire, ma Cindy, ce que me disaient tout bas les gens de la cabane face au « processus », car celui-ci était encore fortement en cours :
– « Mais on est 300, là, pourquoi on n’en profite pas pour aller faire une action ? Y a plein d’usines à bloquer dans le coin ! Oh ! Action-réaction, non ? »
– « C’est quoi ces gens ? Ils sont pas comme nous. Ils parlent, ils parlent, et ils font rien. »
Puis un jeune de la cabane, qui avait picolé, s’est mis à chanter bien fort « Macron, la sens-tu, la quenelle, dans ton cul… » Sept ou huit personnes se sont jetées sur lui, au sens propre, et un barbu lui a plaqué la main sur la bouche pour le faire taire. Il ne comprenait pas du tout pourquoi. Du coup, le même barbu s’est fait pédagogue : « C’est un chant fasciste. Tu chantes pas ça. » Stupéfait, le môme est sorti fumer une clope avec ses potes cabaneux. Il valait mieux aller en boîte, à leur sens. J’ai pas pu les emmener parce que j’avais pas assez de places dans ma bagnole.
« Ils sortent le canon à eau putain ! »
C’était pas toi, ce texto, ma Cindy, mais une copine Gilet jaune en direct de Paris, qui était sous les Flash-Balls et les grenades place de la République. Le « processus » de la « Nuit jaune », annoncée ce soir-là, avait tenu une heure et demie avant l’invasion bleue : son « mode de fonctionnement » aurait peut-être gagné à être renforcé par quelques centaines de personnes. « On fonce à Paris, faut aller à Répu ! », gueulait un de mes potes. Je préférais assister à la représentation des idées, parce que c’était très beau.
Tu ne répondais toujours pas, ma Cindy.
Ni toi, mon David.
Sur le chemin du retour, dans la nuit, je t’ai écrit que beaucoup de gens, à l’AG, partageaient mon sentiment. Même ceux qui prenaient la parole longuement se plaignaient en marmonnant de la lenteur, de l’impression de tourner en rond, tempêtaient qu’ils en avaient marre. Mais aucun ne le disait au micro.
Je t’ai dit aussi, et mon clavier fatiguait, que cette manie du groupe de paroles était désormais une maladie répandue. Nuit Debout, certes. Occupy Wall Street, sans doute. À la CGT, aussi : je ne compte plus les réunions auxquelles j’ai assisté, des dizaines, des centaines, à lister les malheurs, à palabrer, sans résultats concrets.
Je voulais aussi qu’on discute du municipalisme libertaire, mis en avant à Commercy, mais j’étais claqué. Te raconter mes camarades du PKK, qui m’expliquent comment il s’agit d’une adaptation tactique à un contexte particulier, et non d’une utopie qui leur aurait plu et qu’ils appliqueraient béatement au Rojava. J’aurais voulu qu’on parle du conseillisme, des soviets et de la Commune, de toutes les formes de démocratie ouvrière qui se sont toujours adaptées au contexte, changeant de mode de fonctionnement jour après jour, quelquefois d’une heure à l’autre – toujours au service de l’action, jamais figées.
Toi et David, vous aviez paumé vos téléphones, tu me l’as dit, toi sur un pont quand les flics t’ont ramenée dans la nasse en hurlant « Va te faire gazer, salope », et David en te rejoignant sous une pluie de matraques. Deux jours plus tard, vous avez fait une AG, vous aussi. Rapide, hebdomadaire, avec des mandatés. Répartissant les tâches, décidant des actions à mener.
Vous m’avez demandé récemment de rendre visite aux Gilets jaunes de la région parisienne qui pour l’acte XIII, le samedi 9 février, avaient prévu dans leur tract « d’organiser une première prise de rond-point symbolique place Paul-Léautaud ». En précisant : « Leur premier rond-point trois mois après le début ? Et symbolique, en plus ? Vas-y, tu nous diras si c’est des Gilets jaunes. »
Pour tout vous dire, je vous ai trouvés un peu confusionnistes.
Et pas mal complotistes.
Ressaisissez-vous.
Bisous !
[Note du webmaster : Une deuxième « assemblée des assemblées » s’est tenue à Saint-Nazaire (Loire-Atlantique) du 5 au 7 avril. Nous avons publié en mai un récit bien plus enthousiaste.]
Cet article a été publié dans
CQFD n°174 (mars 2019)
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Paru dans CQFD n°174 (mars 2019)
Par
Illustré par Olivier Saint-Hilaire
Mis en ligne le 17.08.2019
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