Chroniques portuaires
« Un cargo, de nos jours, ce n’est plus un bateau, c’est une machine flottante. Or, une machine n’a que faire des matelots, vous le savez aussi bien que moi, même si vous n’y entendez rien ; ce sont des ouvriers et des mécaniciens qu’il lui faut ; le capitaine se transforme en ingénieur, le timonier (même lui !) tourne au mécanicien et fait bouger des manettes. Adieu la romantique vie en mer ! Romantique, d’ailleurs, notre vie ne l’a jamais été, selon moi, sinon dans l’imagination des littérateurs ; […] Possible qu’il y ait eu jadis, quelque romantisme dans la vie de capitaine ou de pilote ; mais dans celle du matelot, jamais. Son romantisme, à lui, c’est de travailler comme un nègre et d’être traité comme un chien.1 »
Ces phrases de Traven ont été publiées en 1926, mais résonnent toujours avec acuité. Loin des oripeaux de la liberté dont on a pu les parer, les navires marchands ont d’abord pour gueule celle de l’usine. Les machines flottantes, qui transportaient à l’époque quelques milliers de tonnes de marchandises, ont été remplacées par des monstres pouvant mesurer près de 400 mètres et transporter jusqu’à 19 000 EVP 2, soit plus de 700 000 mètres cubes de marchandises – à l’exemple d’un des plus gros porte-conteneurs actuel, le MSC Zoe. Sur ces cargos démesurés, les équipages se réduisent aussi vite que le tonnage explose. Mais contrairement aux usines terriennes, on observe une certaine constance dans le traitement inhumain réservé au prolétariat maritime. 63 % de la flotte mondiale navigue sous pavillon de complaisance. Imaginez une usine qui pourrait choisir la législation s’appliquant sur son site industriel. Ses dirigeants, heureux, se tourneraient naturellement vers celle présentant le plus de souplesse en matière fiscale, environnementale, sociale, réglementaire. Voici la logique du pavillon de « libre » exploitation. Pardon, immatriculation. Ma langue a fourché.
Et les ports, alors ? Des lieux où transitent 80 % des marchandises ne peuvent pas être des espaces très romantiques. D’accord. Mais à la différence des bateaux, il y avait une vie sur les quais – à la fois lieu de travail, donc politique, mais aussi de soûlerie et de débauche. À une certaine époque, pas si lointaine, on pouvait y retrouver tous les damnés de la mer, migrants en fuite, charclos des océans, marins en rupture de ban se refaisant une vie de misère sur les docks. Les quais plébéiens ont vu passer musiciens, conspirateurs communistes et anarchistes, et toutes sortes de truands, sympathiques ou bien détestables. « C’est seulement dans ces ports là, dit-elle, que les pas, les gestes, ne laissent pas ces sinistres empreintes dont la police est si friande. […] Dans les ports, continua-t-elle, tu comprends, la police est plus dépassée qu’ailleurs, même si elle y est plus nombreuse et plus féroce qu’ailleurs. Elle se borne à n’en surveiller que les issues, le reste, elle le regarde vivre de loin, elle a la flemme. 3 » Littérature ? Peut-être. La police, en revanche, n’a jamais oublié de surveiller les prostituées. Le port est un monde d’hommes, Moune le raconte très bien. « Je n’étais pas un homme. Les hommes qui sont comme j’étais peuvent aller au port. On n’y prend pas les femmes. L’équivalent, pour la femme, c’est le trottoir. 4 » Maxime portuaire : la police surveille les femmes dans les ports afin de contrôler le porc dans la femme – expliquait un ivrogne croisé dans un bar de Saint-Nazaire.
Aujourd’hui, les ports se bunkérisent. Les tapis de bombes et les ruines de la guerre ont permis de les repenser et de les imposer face à la ville. Première étape. La sécurisation de l’édifice en est une autre5. La mécanisation du métier, sa conteneurisation, tient aussi une place de première importance dans la disparition de la vie sur les quais. Un docker se souvient de ses premières armes dans les sixties : « Quand j’ai commencé mon métier, le bateau arrivait et restait une semaine ou deux. Les marins, on les retrouvait au bistrot, on jouait au foot, on allait bouffer au resto. On avait des débats extraordinaires sur leur vie et tout ça. » Aujourd’hui, les portiques chargent ou déchargent un cargo en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire. Le bateau repart dans la journée. « Les marins qui naviguent sur des bateaux comme ça, nous dit-il, ils ne connaissent pas les ports. » Triste.
À Marseille, aujourd’hui, ceux et celles qui descendent à terre, ce sont les croisiéristes. Descendre, c’est aussi vite dit que vite fait. Et dans notre Vieux-Port, si vivant et grouillant autrefois, les machines flottantes et les pêcheurs ont été remplacés par les bateaux-ventouses de l’industrie des loisirs. Nous avons droit à des plaisanciers qui polluent les lieux, la vue, les eaux et qui n’osent sortir en mer dès que le mistral se lève. Des parasites.
Les ports qui nous faisaient tant rêver par le passé, aliénés que nous étions par les littérateurs, nous rendent aujourd’hui mélancoliques. Voilà pourquoi nous avons voulu en parler.
1 B. Traven, Le Vaisseau des morts, 10/18, 1987 (1926).
2 EVP pour équivalent vingt pieds. C’est la mesure approximative d’un conteneur. À ce sujet, lire « Un monde rectangulaire aux arêtes bien tranchantes », p. IV de notre dossier.
3 Marguerite Duras, Le Marin de Gibraltar, Gallimard, 1952.
4 Albert Londres, Le Chemin de Buenos Aires (La Traite des Blanches), Le Serpent à Plumes, 1927.
5 Lire « Ports de l’angoisse » sur le code ISPS qui les transforment en véritable forteresses (p. IV du dossier)
Cet article a été publié dans
CQFD n°152 (mars 2017)
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Paru dans CQFD n°152 (mars 2017)
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Mis en ligne le 03.03.2017
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