Mexique : autogouvernement contre narco-État
Cheràn-la-lumineuse
À première vue, Cherán ressemble à beaucoup de petites villes du Mexique, avec son clocher chapeautant une place centrale entourée de belles façades de style colonial et de rues pavées animées par les marchands. Mais cette commune du Michoacán, nichée au cœur d’une forêt de pins à plus de deux mille mètres d’altitude, n’est pas tout à fait comme les autres. Là où ailleurs la propagande rutilante des partis politiques s’étale sur les murs, on découvre ici des fresques aux couleurs chaleureuses en l’honneur d’un soulèvement populaire en cours. Le soir, les coins de rue accueillent des assemblées, et ce, depuis qu’il y a cinq ans, le clocher sonna le glas de la corruption et du crime.
Le 15 avril 2011, la population s’est insurgée contre les trafiquants qui régnaient en maîtres sur cette région de montagnes et de forêts, chassant les hommes de main des cartels et leurs complices locaux : le maire et la police. Aujourd’hui, cette municipalité de 18 000 âmes est régie par ses seuls habitants. Elle est le premier gouvernement communal autonome libre de partis politiques reconnu par la plus haute instance juridique du Mexique.
« ON TERMINE AVEC LE BOIS, PUIS ON VIENT CHERCHER VOS BONNES FEMMES »
Dans une discrète boutique à l’entrée de la ville, doña Rosa Durán nous montre des coupures de journaux relatant les morts et les disparitions qui, il y a encore à peine cinq ans, rythmaient le quotidien des autochtones. « Pendant longtemps, raconte avec émotion cette petite dame de soixante-huit ans, la vie était bien triste à Cherán. Les malos [méchants] entraient dans le magasin, prenaient des cigarettes, des bouteilles d’alcool, et partaient sans payer, en disant que si nous les dénoncions…, elle passe son index sur sa gorge. La police les voyait faire, mais ils se saluaient, ils étaient complices. »
Durant la dernière décennie, le Michoacán a été le théâtre du plus sanglant épisode de l’histoire du Mexique depuis l’époque révolutionnaire, qui a vu les narcotrafiquants diversifier leurs activités et prospérer autant dans l’extorsion, l’enlèvement, l’assassinat que dans l’appropriation illégale des ressources naturelles. Ici, les cartels ont fait main basse sur l’immense richesse forestière dont jouissaient Cherán et ses environs. Les talamontes – littéralement « coupeurs de forêt » – ont dévasté en quelques années la moitié des 27 000 hectares de pins que compte le territoire communal.
« Tous les jours, des dizaines de camions chargés de troncs défilaient dans la ville, avec à leur bord des hommes lourdement armés », raconte Silverio, qui tient, non loin de la place centrale, une serrurerie où l’on peut occasionnellement déguster un café avec des pâtisseries. « Ils coupaient les arbres les plus robustes et brûlaient le reste. Certainement pour semer de la drogue. » D’autres préciseront que les terrains dévastés devaient servir à planter de vastes champs d’avocat – une couverture végétale parfaite pour camoufler d’autres cultures – pavot et cannabis –, très prisées des mafias de la région… « Les gens vivaient dans la peur, poursuit Silverio. Ils nous provoquaient : “On en termine avec le bois, puis on vient chercher vos bonnes femmes”. »
« EUX AVAIENT DES ARMES, NOUS, SEULEMENT DES PAVÉS »
Les habitants n’ont pas laissé aux trafiquants le temps d’exécuter leur menace. Un beau jour, une poignée de femmes a décidé que le temps de la peur et du silence était révolu. Le 15 avril 2011, dans le quartier du Calvario, au croisement des rues Allende et 18-de-Marzo, elles ont fait barrage de leur corps aux monstres mécaniques et aux sicarios surarmés, munies de simples pierres et de bâtons.
Cette réaction désespérée a tellement surpris les malfrats qu’ils n’ont pas osé affronter le groupe de femmes. Une victoire qui a donné du cœur à tout le quartier. Les rues sont entrées en ébullition, d’autres femmes les ont rejoint en demandant aux hommes de les épauler : « “Où avez-vous mis vos couilles ?”, nous criaient-elles », se souvient Silverio en riant. Les cloches de l’église ont alors retenti, et c’est toute la ville qui a accouru auprès des intrépides compañeras.
« C’était un vendredi », se souvient précisément Fabián, un vieil homme fourbu par le labeur dans la forêt. À l’évocation du soulèvement, son œil s’allume d’une flamme où se mêlent fierté et ivresse. « La police est venue et nous a tiré dessus. Eux avaient des armes, nous, seulement des pavés. Mais les gens sont arrivés de partout. »
Confrontés à une rage populaire grandissante, les membres de la police municipale ont fini par fuir, de même que le maire, Roberto Bautista Chapina, dont tous affirment qu’il était lié aux mafias. Les habitants ont intercepté une bande de talamontes et les ont enfermés dans l’église du Calvario. Il n’est pas rare, dans ces contrées rongées par la violence, que dans une telle situation se déchaine la loi du talion. Pourtant, ce jour-là, la communauté a décidé de ne pas les tuer. « Ce sont des malheureux, comme nous », explique Fabián. « Nous ne savions pas quoi faire d’eux. Nous les avons remis aux autorités. Mais la police les a immédiatement relâchés. »
« NOUS NOUS BATTONS POUR LE MONDE ENTIER, PAS SEULEMENT POUR NOUS »
Une semaine après la révolte, les talamontes sont revenus en nombre. D’âpres combats s’en sont suivis, faisant dix-sept morts parmi la population. Depuis, malgré plusieurs tentatives, les mercenaires ne sont pas parvenus à reprendre pied dans la forêt. José Luis Sixto fait partie de la brigade des quinze gardes forestiers qui surveille en permanence les derniers bosquets d’arbres centenaires. Pourquoi met-il sa vie en jeu pour défendre la forêt ? « Dans les autres communautés, tout a été rasé, il n’y a plus d’ombre, plus d’eau. »
En face du bureau des biens communaux, José Luis montre le vivero, pépinière couvant des millions de jeunes pousses de conifères, destinées au reboisement de la montagne. Sur sa poitrine, un écusson brodé de fil bleu représente une forêt protégée par deux mains jointes. « Nous nous battons pour le monde entier, pas seulement pour nous. »
L’équipe de gardes forestiers fait partie intégrante de la Ronda comunitaria, un corps de sécurité d’une centaine d’hommes désignés par les assemblées de quartier et qui remplace la police. El Rumi, un jeune garde forestier de la Ronda, raconte qu’il a grandi dans une ville du Michigan, aux états-Unis, d’où il a été déporté après avoir purgé deux ans de prison. Le chiffre 13 tatoué sur sa main gauche dépasse de sa manche, signe de reconnaissance des membres d’une pandilla, gang de latinos. Ici, il s’efforce de s’inventer une nouvelle vie, mais ne se fait pas d’illusion. « Aujourd’hui, on voit la vie en rose, mais tout peut basculer d’un moment à l’autre. Nous nous tenons prêts », lâche-t-il en souriant.
« HORS DU JEU DES PARTIS POLITIQUES, COMMENT NOUS ORGANISER ? »
À la tombée de la nuit, les coins de rue se constellent de fogatas – feux de camp – autour desquels les comuneros se rassemblent pour bavarder, débattre et délibérer. Une vieille tradition p’urepecha que le soulèvement a institutionnalisé en assemblées populaires. Deux-cents fogatas balisent les quatre barrios – quartiers –, qui comptent chacun deux coordinateurs chargés de transmettre les décisions aux douze représentants du Grand conseil (Consejo mayor, ou k’eri jànaskaticha en langue p’urepecha). Le k’eri, désigné également par les assemblées de quartier, est investi d’un mandat impératif et chacun de ses membres peut être révoqué par décision populaire – une organisation qui n’est pas sans rappeler la Commune de Paris. D’ailleurs, la grande assemblée, composée de l’ensemble des citoyens, est l’« autorité maximale » de la communauté, précise Gloria Gembe, coordinatrice du Barrio n°2. « Nous nous sommes posé la question : si nous sortons du jeu des partis politiques, comment nous organiser ? », raconte-t-elle. « Nous avons alors rédigé un manuel qui regroupe les idées proposées par les assemblées. » Le manuel, en évolution permanente, est le fruit d’une réflexion et d’une pratique collectives. Il affirme que le droit à l’autogouvernement indigène n’est pas une collection de croyances, de normes et de rites, mais bien plutôt une « institution sociale », avec son système politique, juridique et social, « aussi légitime que tout autre système juridique dans le monde ».
« LE PROJET LE PLUS LUMINEUX »
En 2012, à la demande des comuneros, le collectif de juristes Emancipaciones 1 a initié un combat légal auprès du Tribunal électoral, puis devant la Cour suprême, pour renforcer l’expérience de Cherán en lui donnant une assise constitutionnelle. En mai 2014, deux ans plus tard, la Cour suprême a reconnu Cherán comme le premier municipio especial, libre de partis politiques, reconnaissant son égalité juridique avec les autres municipalités. Pour cela, le collectif s’est appuyé sur l’article 169 de la déclaration de l’Organisation internationale du travail (OIT), qui reconnaît le droit des communautés indigènes à se gouverner selon leurs us et coutumes 2.
« Nous nous sommes confrontés à la question coloniale, au racisme envers les Indiens, à l’idée paternaliste qu’ils ne peuvent rien faire par eux-mêmes », rappelle Orlando Aragón Andrade, membre du collectif de juristes. « Ici, c’est tout le contraire, nous voyons des gens très modestes qui s’impliquent dans une construction politique très moderne. »
Emancipaciones est né d’un travail d’investigation mené par des profs et des étudiants de l’université du Michoacán, à Morelia. « Nous avions un groupe de réflexion critique sur ce que pourrait être le droit face à la conversion criminelle de l’État, raconte Orlando. Nous pensons le droit de manière politique. Comme un outil de contre-hégémonie. »
Au Mexique, Cherán est devenue une des expressions les plus vives du rejet de la classe politique, largement infiltrée par les cartels. Aujourd’hui, le gouvernement s’inquiète d’une expansion de ce modèle dans la région p’urepecha, et au-delà. Emancipaciones est à présent engagé dans tout le pays auprès de dizaines de communautés qui demandent à être indépendantes des partis. « Mais notre cœur est ici, à Cherán, avoue Orlando. C’est le projet le plus lumineux, l’inspiration première. Une expérience fondatrice. »
2 La convention n° 169 reconnaît aux peuples « indigènes et tribaux […] le droit de déterminer, orienter et assumer leur développement économique, le droit à la pleine propriété, en titre et en fait, sur leurs terres, le droit de consolider leur organisation sociale et poursuivre leurs programmes d’éducation, de santé et de communication avec la communauté nationale, et enfin le droit à une participation politique pleine et entière, leur personnalité juridique propre étant reconnue. » Rapport annuel de l’OIT, 1999.
Cet article a été publié dans
CQFD n°144 (juin 2016)
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Paru dans CQFD n°144 (juin 2016)
Dans la rubrique Actualités
Par
Illustré par Frédéric Gircour
Mis en ligne le 28.06.2016
Dans CQFD n°144 (juin 2016)
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