Chant au comptoir
IL EST 19 HEURES dans une petite commune à l’intérieur des terres bretonnes, La Chapelle-Neuve, au sud de Guingamp (Côtes d’Armor), sur le parking du bar café « Le Kenhuel », s’alignent une série de tracteurs et quelques voitures. Le ton est donné, on pousse la porte, un feu se consume à gauche dans la cheminée et à droite, près de la fenêtre, une tablée d’anciens à casquettes parlent breton en sirotant diverses boissons. Se mêle au comptoir une clientèle éclectique, toutes générations confondues. Les gens sont venus ce soir écouter le chanteur marseillais, Sam Karpienia. L’association Jomezkeba’rgêr (Reste pas à la maison), « initiatrice » de cette formule, qui « est d’offrir une approche rudimentaire de l’écoute et de la pratique du chant, qu’il soit issu d’une tradition ou non. Volontairement non sonorisé, le plus souvent seul et sans instrument, le Kan Ba’r bistro — Chant au comptoir entend donner au chanteur, à l’interprète, au poète, la place qui lui revient dans la pratique de son métier, celle de s’exprimer. De s’exprimer ici dans le contexte d’une pratique sociale souvent quotidienne mais de plus en plus mise à mal, celle du bistrot, du café, du rade ; enfin jamais loin du comptoir, dans ces lieux de vies, de débats, d’amour, de haine, véritables centres d’existences (si c’est encore le cas ?) du bourg, du quartier, du village… » Qu’il en soit ainsi. Et de reprendre « le Kan Ba’r Bistro — Chant au comptoir, c’est quatre fois un quart d’heure de silence collectif, ou plus encore un silence collectif d’écoute. Mais attentive ou non, une écoute de plusieurs minutes ramène très vite à la parole, d’où cette volonté de morceler cette écoute en l’espaçant dans le temps. Ainsi dans sa forme, cela se veut tout sauf un concert, juste un moment de partage pendant et entre les silences. Autrement dit : écouter ensemble ».
Sam Karpienia répond carrément à cet esprit, son répertoire de chants occitans et français aborde des thèmes sociaux et intimes de la vie quotidienne. Très vite, Sam prend aux tripes son public avec sa voix puissamment éraillée, bouleversant les émotions, piétinant les oppressions, ravivant rageusement les désirs de liberté… Se côtoient ici le drame et les souffrances du flamenco andalou, l’espièglerie millénaire des troubadours de l’Occitanie ou le blues du rébète athénien (on y revient). Dans son dernier album en trio, Extatic Malanconi (que l’on peut traduire par de l’extase dans la tristesse ou de la joie dans la souffrance), on ressent une irréductible envie de partager cette alchimie de l’être en marche, se refusant de capituler sous les coups parfois assassins de la vie. Une énergie musicale rythmée de transcendance universelle. Une mystique pointe parfois au détour du chant de Sam et la conscience, ou plutôt la sensibilité sociale des sujets abordés, rappelle aussi que « La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil » selon un autre poète provençal.
Ce soir-là, il y eut une émulation commune à fleur de peau. Les gens écoutaient puis se parlaient, les subjectivités s’accordaient… les verres et les rires tournaient. L’aïoli du Kan Ba’r bistro — Chant au comptoir aura de nouveau bien pris. « Des paroles qui nourrissent » pour reprendre Sam Karpienia qui était convié à cette démarche « tant pour sa voix, que pour ses textes, tant pour sa poésie que son parcours entre occitan et français. Simplement pour ce qu’il exprime… » Et par ici, on entend bien, modestement, voir se développer un peu partout cette formule, alors, à vos bistrots !
Sam Karpienia, « Extatic Malanconi », DFragment Music (2009)
Cet article a été publié dans
CQFD n°77 (avril 2010)
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Paru dans CQFD n°77 (avril 2010)
Dans la rubrique Culture
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Mis en ligne le 26.05.2010
Dans CQFD n°77 (avril 2010)
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