Comparutions immédiates à Marseille

Carnaval de la Plaine : le tribunal modère sa sévérité

Aucun des cinq carnavaliers jugés hier à Marseille n’a passé la nuit dernière en prison. S’affranchissant en partie du contexte polico-médiatique et des implacables réquisitions de la procureure, le tribunal s’est essentiellement contenté de peines de prison avec sursis. Il a même prononcé une relaxe.

Contre les « irresponsables » carnavaliers, la charge des politiques et des médias avait été si intense que du côté de la Plaine, beaucoup s’attendaient à ce que les cinq infortunés fêtards jugés hier par le tribunal de Marseille passent le printemps à l’ombre. Tous ont finalement évité la prison.

Mais le carnaval indépendant n’en a pas fini avec la répression : l’enquête visant à identifier les organisateurs se poursuit. Plusieurs membres d’une association, La Plaine sans frontière, ont été entendus ce matin par des policiers de la sûreté départementale.

Une proc’ « aveuglée par le contexte »

Hier (mercredi), c’est donc au tribunal de Marseille qu’une foule de journalistes avait coagulé. Une bonne trentaine de reporters dans la salle d’audience : « un cluster », lâchait un policier. Il y a la presse locale bien sûr, mais aussi force médias nationaux : jusqu’à TF1 et CNews ont fait le déplacement. Cinq des personnes arrêtées dimanche soir vont être jugées en comparution immédiate. Elles auraient dû l’être la veille, mais pour cause d’encombrement du planning, elles ont dû patienter 24 heures de plus et, pour quatre d’entre elles, passer une nuit en détention provisoire aux Baumettes.

Le procès commence avec M., la petite trentaine. D’origine napolitaine, il passe depuis plusieurs années la moitié de son temps en France, où il bosse dans l’agriculture ou la restauration. Un flic assure l’avoir vu jeter des pierres sur les CRS au milieu du chantier de la place Jean-Jaurès (aka « la Plaine »). Il jure ne pas l’avoir lâché du regard jusqu’à son arrestation. M. rétorque que ça n’est pas vrai ; du reste, il ne comprend pas comment le fonctionnaire aurait pu le reconnaître dans la cohue et les gaz lacrymogènes, au milieu d’une charge policière. Il ajoute qu’un agent lui a montré une photo censée le représenter : ce n’était pas lui.

La procureure entre en scène. D’abord, contre toute évidence, elle parle du carnaval comme d’un « rassemblement secret » – alors qu’une bonne partie de la ville et de la France militante était au courant depuis belle lurette. Elle enchaîne sur la première d’une série d’allusions moralisantes à la crise sanitaire. Les déclarations du policier ? « Je ne vois pas comment on peut [les] remettre en question. Les fonctionnaires de police n’avaient strictement aucun intérêt à arrêter des gens qui n’avaient rien fait, ils avaient déjà bien assez à faire avec les autres qui faisaient. »

Dans les assertions de l’agent, il y a néanmoins un point faible : s’il a la certitude d’avoir vu M. jeter des cailloux dans la direction des CRS, le policier est incapable de dire si les projectiles ont atteint leur cible. Pas de souci, assure la parquetière : d’après une jurisprudence de la Cour de cassation, nul besoin d’un choc physique pour que les violences soient caractérisées, un « choc émotif » suffit. Or, au moment des faits, « depuis une heure [les CRS étaient] sous le feu de projectiles qui arriv[ai]ent de toute part […]. Qui peut croire que ça ne suscite pas une peur ? »

Elle demande trois mois ferme avec maintien en détention et trois années d’interdiction de paraître à Marseille.

En défense, Me Giletta revient sur la jurisprudence de la Cour de cassation. Oui, le « choc émotif » suffit à caractériser l’infraction, dit l’avocat, mais encore faut-il qu’il puisse être attribué à l’accusé. Autrement dit, pour que la responsabilité de M. soit engagée, il aurait fallu prouver que les CRS avaient conscience d’avoir été visé par des pierres jetée personnellement par M.

S’émouvant d’une logique « qui consiste à créer la responsabilité collective, à attribuer à un individu les agissements d’autres », le bavard rappelle que « ce n’est pas au tribunal de dire si c’est opportunément ou non que des gens se sont réunis de manière festive ». Il pointe aussi que la parole du policier n’est étayée par rien – pas même par des témoignages de collègues – et ajoute que depuis quelques années, le Code pénal spécifie que la condamnation à la prison ferme ne doit être utilisée qu’en « dernier recours ». Pour requérir trois mois de geôle dans cette affaire, la procureure s’est donc forcément « fait aveugler par le contexte » et « les réactions politiques ».

Quel argument aura le plus porté ? Aucune idée. Mais M. a été relaxé.

La Métropole et ses containers à 281 €

C’est au tour de V. et de E. qui n’ont pas 25 ans et vivent respectivement dans la Creuse et les Hautes-Alpes. Eux ont été arrêtés tard dans la soirée non loin de la Plaine, du côté de la rue Saint-Savournin, où des fêtards éméchés dansaient joyeusement autour de poubelles enflammées. Depuis leurs écrans de vidéosurveillance, des policiers du Centre de supervision urbain les avaient vu embraser une poubelle et avaient transmis leur signalement aux policiers du terrain. Confrontés aux images, ils ont reconnu les faits. Et font profil bas : ils étaient fin saouls et sont tous les deux désolés. Déguisé en licorne, V. portait une inscription rouge sur le front : « ACAB » (« All cops are bastards », « Tous les flics sont des salauds »). À l’audience, il dit préférer une signification alternative : « All cats are beautiful » (« Tous les chats sont beaux »).

Diplômé en géographie, E. n’a pas de casier judiciaire. V. en a un : il y a un an, dit la présidente, il a été condamné pour des « violences et dégradations », dans le contexte du démantèlement sauvage de la Zad de la Dune, en Vendée. Il a passé un bon bout de 2020 derrière les barreaux et reste sous la menace de plusieurs mois de sursis. S’il s’est trouvé un service civique, il a semble-t-il manqué de zèle pour répondre aux convocations du Spip (Service pénitentiaire d’insertion et de probation). Consulté par le tribunal de Marseille, le juge d’application des peines de Guéret (Creuse) a recommandé la révocation de son sursis probatoire.

Dirigée par la droite, la Métropole Aix-Marseille s’est portée partie civile. Son avocat, Me Pierre Bruno, s’en prend tout de go « à ce cortège qu’on appelle carnaval, que je prendrai au sens péjoratif du terme ». Un événement « éminemment politique » qui n’est manifestement pas de son goût, puisque pas de son bord. Il parle de « deux jeunes hommes qui sont venus imposer leur liberté aux personnes à Marseille, leur liberté de s’enivrer, de casser, de brûler des poubelles... » Et déplore : « Cette journée d’enivrement va coûter 155 547 euros à la Métropole » et ça ne le fait pas rire parce qu’il paye des impôts locaux. « Je regrette qu’on ne juge que ces deux personnes. J’espère que les vrais responsables comparaîtront bientôt. » En attendant, l’institution demande le remplacement de cinq containers à poubelles (les prévenus reconnaissent en avoir cramé un seul chacun) valant 281 € pièce et le remboursement du nettoyage de deux bouts de rue pour un total de 3 321 €.

La procureure demande six mois de sursis et trois ans d’interdiction de paraître à Marseille pour E. Elle est encore plus implacable avec V. qui, assure-t-elle sur la foi de l’avis du juge d’application des peines de Guéret, « s’affranchit de toutes les normes sociales ». Pire à ses yeux, c’est « un militant, déjà condamné pour des faits commis sur une Zad ». Elle requiert donc trois mois de prison ferme et la révocation de son sursis probatoire, ainsi que trois ans d’interdiction de paraître à Marseille.

Pour défendre E., son avocate argue qu’il n’est pas un manifestant, pas un militant, qu’il est inséré socialement. Le bavard de V. donne dans la même veine : son client n’est « plus le militant zadiste qui pouvait en venir aux mains avec les flics ».

E. ramassera trois mois de sursis. V. s’en sortira avec 90 heures de travail d’intérêt général, sans révocation du sursis. Les deux devront payer solidairement 846 € de dédommagement à la Métropole ainsi que 300 € de frais d’avocat.

« On va te faire le cul, sale gaucho de merde »

L’heure des journaux télévisés se rapproche et tous les reporters télé s’esquivent pour finaliser leurs reportages. Dommage : c’est pile à ce moment-là qu’il est question de violences policières. L., un Aveyronnais d’une trentaine d’années au casier vierge, a été arrêté rue Saint-Savournin par un policier qui l’aurait vu jeter une bouteille sur des collègues. L’homme aurait résisté à son arrestation en se débattant violemment, blessant légèrement l’agent à la tempe. Il est donc poursuivi pour « violences » et « rébellion » – ainsi que refus de prélèvement biologique.

Lui parle d’une « arrestation arbitraire », dit qu’il a été projeté au sol et qu’un médecin a constaté qu’il avait été amoché. Il jure qu’il ne s’est pas débattu et que c’est involontairement, en basculant, que sa jambe a pu atteindre le policier. Ensuite ? « J’ai été humilié toute la descente de la rue, mis au milieu d’une patrouille d’une douzaine de CRS qui m’ont assené des claques au visage. » Le tout accompagné d’insultes fleuries : « Enculé, on va te faire le cul, sale gaucho de merde... »

Le policier s’est porté partie civile et réclame 1 000 € de dommages et intérêt. La procureure, qui refuse d’envisager que les policiers puissent rédiger de faux PV, réclame quatre mois de prison avec maintien en détention et, encore, une interdiction de paraître à Marseille.

En défense, Me Bonnaire rappelle que l’exploitation de la vidéosurveillance n’a rien donné et que son client était si alcoolisé qu’il n’était pas en mesure d’opposer une résistance active à son arrestation.

Le jugement sera contrasté : L. est relaxé pour les violences, mais condamné pour la rébellion. Quatre mois de sursis, auxquels s’ajoutent deux mois pour le refus de prélèvement. Il devra aussi payer 500 € au policier au titre du préjudice moral et 300 € de frais d’avocat.

« Un acte irrationnel »

Cinquième et dernier prévenu du jour, L. (un autre) est aussi le seul Marseillais de la troupe. La cinquantaine passée, il est au chômage depuis quatre ans et traverse une mauvaise passe : « Je suis un peu à la dérive. » Il était ivre quand, sur la Canebière, il a jeté une bouteille de bière sur les bleus. Un agent dit avoir été atteint par le projectile. Il n’a pas été blessé mais demande 1 000 € au titre du préjudice moral.

L. regrette : « C’était n’importe quoi, complètement irresponsable. Un acte irrationnel. » Il est en état de récidive, pour avoir déjà été condamné pour violences sur des policiers en 2017. Plusieurs autres condamnations figurent à son casier, notamment pour conduite en état d’ivresse.

La procureure demande six mois de prison avec maintien en détention. Le tribunal est plus mesuré : six mois de sursis probatoire, plus une obligation de soin et de travail ou de formation professionnelle. Le flic obtient 500 € de préjudice moral et 300 € de frais d’avocat. L. est en fin de droits : il sera bientôt au RSA.

Clair Rivière
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