Luttes LGBTQI+ en Inde

C’est sur le terrain que ça se passe

Universitaire, journaliste et activiste gay, Ashley Tellis raconte comment la libération sexuelle n’a pas encore eu lieu en Inde. Critique des ONG luttant pour les droits des LGBT+, qu’il considère animées par la bourgeoisie, il défend un militantisme radical de terrain auprès des plus marginalisé·es.
Garte

La sexualité n’est pas à l’agenda politique en Inde. Pas seulement au sein du parti au pouvoir, mais dans tous les partis politiques. Le viol est à l’agenda, les angoisses liées au fantasme d’une « reproduction musulmane agressive » sont à l’agenda, mais le désir, l’orientation sexuelle ou la sexualité en général n’y sont pas. L’amour ? On en parle à la rigueur pour condamner le « Love Jihad », cette théorie complotiste des nationalistes qui postule que quand un homme musulman et une femme hindoue décident de s’enfuir pour vivre une histoire librement, c’est que l’homme l’a séduite pour « grand-remplacer » la population hindoue. Si la plupart de nos élus ont conscience qu’il y a un grand besoin d’éducation sexuelle à l’école, ils ne font pas grand-chose pour qu’elle soit véritablement mise en œuvre – certains même s’y opposent.

Aux quatre coins du pays, des tribunaux obligent des victimes à épouser leurs violeurs. Ainsi, un célèbre juge dira lors d’une audition en 2021 à une personne ayant commis un viol : « Si vous voulez vous marier avec elle, nous pouvons vous aider. Sinon, vous perdrez votre travail et irez en prison. » Une nouvelle loi, passée début 2024 en Uttarakhand, un État du Nord, rend illégal le fait de vivre en concubinage sans le déclarer : il faut désormais remplir une autorisation devant les pouvoirs publics !

La vie privée est un luxe bourgeois

Les classes et les castes* moyennes et supérieures ont toujours été au pouvoir en Inde. Elles n’ont donc jamais été véritablement progressistes – qu’elles appartiennent au parti social-démocrate du Congrès ou au BJP*.

S’abritant derrière leurs ordinateurs ou dans le confort des bureaux de leurs ONG, leurs militant·es ne sortent pas des enclaves urbaines réservées aux riches

Féodales, patriarcales et oppressives, elles dirigent le pays de cette manière-là… Logique ! Hélas, l’immense majorité des personnes qui défendent la cause LGBT+ sont issues de ces mêmes classes et castes supérieures. Cette cause est apparue dans les années 1990, avec le néolibéralisme et le financement de la lutte contre le Sida dans le « Sud global ». L’homosexualité était alors davantage une catégorie sanitaire/épidémiologique que politique. S’abritant derrière leurs ordinateurs ou dans le confort des bureaux de leurs ONG, leurs militant·es ne sortent pas des enclaves urbaines réservées aux riches. La cause LGBT+ en Inde n’a jamais été une lutte de terrain, contrairement, par exemple, au mouvement des femmes des années 1970 qui, bien que majoritairement urbain, de caste et de classe supérieures, s’alliait au mouvement des dalits* et se mobilisait sur le terrain sur des problématiques transclasses et transcastes – la dot1, la sati2, les violences sexuelles et domestiques.

Le droit est le seul domaine de « lutte » des militant·es de ces ONG, de quoi révéler leur conception descendante du changement. Et même au sein du combat légaliste, leur vision est élitiste. Alors que les militants d’AIDS Bhedbhav Virodhi Andolan (ABVA) [voir encadré] demandaient l’abrogation de l’article 377 du Code pénal indien qui criminalise les actes sexuels « contre-nature » et légalise le harcèlement des homosexuel·les, les ONG de la cause LGBT+ se sont limitées à en demander une « révision ». Elles se sont contentées de la décriminalisation des relations sexuelles homosexuelles, mais « en privé » et « entre personnes consentantes ». La vie privée est un luxe bourgeois. Celles et ceux qui peuvent s’offrir des chambres à coucher n’ont pas besoin qu’on les autorise à baiser « en privé ». Ce qui n’est pas le cas des personnes LGBT+ de la classe ouvrière ou habitant les zones rurales. Et ce texte laisse complètement de côté les hijras, femmes trans dépourvues de droits fondamentaux qui vivent en communauté en marge de la société, souvent obligées à se prostituer ou à mendier, et qui ne sont absolument pas protégées par ces « autorisations ».

Les besoins de la communauté hijra ignorés

Le résultat est édifiant lorsqu’on s’intéresse aux deux grandes causes actuelles de la lutte pour les droits des minorités sexuelles en Inde : le mariage homosexuel et la pleine intégration des personnes trans dans la société. La Cour suprême a renvoyé la balle au parlement concernant la demande de légalisation du mariage entre personnes du même sexe en déclarant, à juste titre, qu’il n’était pas de son ressort de produire des lois, mais simplement de les interpréter. Il est peu probable que le Parlement, qu’il reste à majorité suprémaciste hindoue ou non, soit un jour favorable au mariage homosexuel.

Quant à la loi de 2019 de « protection des droits des personnes transgenres », elle a été orientée pour satisfaire avant tout les personnes trans aux statuts sociaux privilégiés, qui ont focalisé le débat législatif sur les terminologies de l’identité (queer, genre fluide, non binaire, et toutes ces catégories intellectuelles) plutôt que de batailler pour les besoins des personnes de la communauté hijra. Celles-ci se battent pour l’accès à une sécurité sociale et à la discrimination positive3 : privées d’éducation, d’emploi et de tout moyen de survie, la mendicité et le travail du sexe, qui sont leurs activités, étant lourdement criminalisés.

Finalement, les minorités sexuelles n’ont pas subi d’attaques significativement plus virulentes de la part de l’extrême droite que du côté des élites sociales-démocrates. Les plus privilégié·es de notre mouvement, complices du capitalisme, apparaissent donc paradoxalement comme des adversaires plus direct·es que les adorateurs de Modi. Seul un travail indépendant, organisé par et avec les minorités sexuelles des sections les plus marginalisées de la société, pourra amener des avancées véritablement révolutionnaires.

Par Ashley Tellis
La décriminalisation de l’homosexualité

C’est en 1991 que paraît un rapport précurseur et explosif écrit par les 7 auteurs du jeune collectif autonome et autofinancé ABVA (pour AIDS Bhedbhav Virodhi Andolan), fondé en 1988 : Less Than Gay - A Citizens’ Report on the Status of Homosexuality in India [Moins que gay – Un rapport citoyen sur la situation de l’homosexualité en Inde]. Derrière sa couverture rose, ses 70 pages nous livrent le premier rapport national jamais écrit sur cette question. Une étude réunissant des expériences queers des quatre coins du pays et racontant les sexualités réprimées, l’amour interdit, la fuite du domicile familial, la prostitution, les suicides lorsqu’on découvre qu’on est séropositif·ve. Dans son introduction, le rapport affirme d’emblée que l’homosexualité n’est pas un concept occidental, ni de culture étrangère ou d’origine capitaliste, et prévient « qu’aucune de ces allégations ne peut tenir face à la réalité empirique ou le pur et simple bon sens ». On y trouve une liste de revendications d’avant-garde pour la société d’alors, telle l’abrogation de la section 377 du Code pénal qui criminalise les actes sexuels « contre l’ordre naturel », mais aussi le droit à la vie privée, et la modification de la Constitution pour qu’elle contienne « l’orientation sexuelle ». Au début des années 1990, ABVA lance des campagnes subversives, comme celle réclamant la distribution de préservatifs en prison, en pleine épidémie de sida, ou encore l’ouverture à New Delhi d’un centre de santé communautaire gratuit pour les travailleur·ses du sexe. En 1994, lorsqu’ABVA dépose une requête contre l’article 377 devant le tribunal, aucune personne homosexuelle n’ose témoigner publiquement. Trente ans plus tard, les choses ont bien bougé : en 2018, la Cour suprême décriminalise les relations homosexuelles entre adultes consentants et considère l’article 377 anticonstitutionnel, provoquant liesses et manifestations publiques de joie dans tout le pays. Mais la loi n’a pas été abrogée : le sexe oral ou anal peuvent toujours être considérés comme « contre-nature » et passibles de sanctions si l’un·e des partenaires d’une relation hétérosexuelle décide de l’invoquer. Le travail de terrain continue et ABVA a sorti en 2022 une nouvelle édition du « petit livre rose ».

Par C.A.

1 Pratique culturelle patriarcale, cause d’endettement, qui oblige la famille de la mariée à honorer la famille du marié avec une rétribution sous forme de grosse somme d’argent et d’objets.

2 Ancienne pratique hindoue qui veut qu’une femme devenue veuve s’immole sur le bûcher de son mari. Le Parlement indien l’interdit en 1987.

3 Système de quotas visant à assurer la représentation dans les assemblées et l’accès à des emplois dans les services publics pour les castes et classes les plus défavorisées.

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CQFD n°229 (avril 2024)

Dans ce numéro 229, c’est le retour de notre formule trimestrielle de 32 pages ! Un dossier spécial détachable sur l’Inde « Mousson brune : fascisme et résistances en Inde » nous emmène voir le pays le plus peuplé du monde autrement, auprès d’une société indienne qui tente de s’opposer à Narendra Modi et son suprémacisme hindou. Hors-dossier, des destinations plus improbables encore : CQFD s’invite dans les forêts du Limousin, à Montpellier observer la sécurité sociale alimentaire, et même dans la tête d’un flic. On y cause aussi droit international avec l’état d’Israël en ligne de mire, on y croise une renarde comme dans le petit prince, et on écoute les albums de Ben PLG et le pépiement des oiseaux printaniers.

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