Oops, j’ai lu son livre
Britney Spears, victime du patriarcat
Titre original : Britney et moi
« My loneliness is killing me / I must confess I still believe / When I’m not with you I lose my mind / Give me a sign / Hit me baby one more time !1 » On est en 1998. La voix nasillarde d’une ado états-unienne déferle sur les ondes. La jeune fille est à l’aube d’une carrière comme seules les années 2000 en ont eu la recette ; c’est Britney Spears. « Baby one more time », son premier single, est un succès planétaire. Du haut de mes 5 ans, je n’échappe pas à l’onde de choc. Dans la cour de l’école, les filles reprennent ses paroles en yaourt et en se déhanchant ; à la télé, son clip tourne en boucle. Ma mère assiste avec une impuissance tout adulte à la transformation de son enfant en sujet social, perméable aux modes, et définitivement de genre féminin. Punaisé aux murs de ma chambre, bientôt, il y a ce poster de Britney vêtue d’un crop top et d’un pantalon en suédine camel, écartant lascivement un rideau de perles. Les singles s’empilent à côté du poste bleu et gris qui trône près de mon lit. « Baby one more time », bien sûr – qui vaudra à celle qui m’a élevée d’interminables séances de shopping pour trouver LA même mini-jupe d’écolière américaine que celle arborée par Britney dans son clip –, mais aussi « Oops !... I did it again », où la star évoque l’amour qui n’est qu’un jeu et les émotions de son amant qui ne valent pas grand-chose.
Entre Britney et moi, la passion durera moins de deux ans. Une idylle certes éphémère, mais dont perdure un profond attachement. Plus tard, à l’adolescence, j’ai continué de prendre de ses nouvelles dans les magazines people – un peu comme on le ferait d’une copine d’enfance à qui on n’a plus grand-chose à dire. Aujourd’hui, je n’écoute plus Britney qu’en de rares occasions – en fin de soirée et de course – et ne suis son actualité que de manière parcellaire, le plus souvent dans les titres de la grande presse – tendanciellement de gauche, mais tout de même pas assez pour s’intéresser vraiment à la culture pop ; et dont le féminisme est surtout une question de cases à cocher.
Il y avait autre chose à dire de cette môme de la petite classe moyenne blanche et paupérisée du sud des États-Unis devenue femme-objet, traquée, silenciée
Pourtant, en lisant les articles consacrés à son autobiographie, La Femme en moi2, il m’a semblé qu’il y avait autre chose à dire de cette môme de la petite classe moyenne blanche et paupérisée du sud des États-Unis devenue femme-objet, traquée, silenciée, psychiatrisée, dont le parcours résonne – malgré le star system et les sommes colossales engrangées – avec beaucoup d’autres, quand il ne les a pas en partie façonnés.
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L’histoire commence à McComb, dans l’État du Mississippi. C’est là que naît Britney, le 2 décembre 1981. Père soudeur, alcoolique au dernier degré, qui parvient un temps à faire de la maille en ouvrant une salle de sport avant que l’affaire ne se casse la gueule ; mère responsable de crèche. S’ajoute au portrait de famille un grand frère de quatre ans son aîné3. Quand Britney a trois ans, les Spears déménagent 35 km plus loin, à Kentwood (Louisiane), ancien fleuron de l’industrie laitière, au point mort depuis les années 1970. Les parents s’y déchirent sur fond de picole paternelle ; la mère répète à qui mieux mieux que la naissance de sa fille « a duré vingt heures et qu’elle a dégusté » ; le père est « sévère », « méchant », « cruel ».
La bourgade est soudée autour de l’église, des barbecues et du site historique de Camp Moore, base d’entraînement militaire des Confédérés, où ont lieu des reconstitutions de la guerre de Sécession. Au milieu de tout ça, Britney passe ses journées à « faire le show ». Cours de danse, récitals, concours de mini-miss, elle enchaîne les représentations avant d’être repérée et propulsée sur le devant de la scène par le Mickey Mouse Club (pour la faire courte3). Une enfance au travail, que Britney décrit aujourd’hui comme « une consécration », tout en regrettant de ne pas avoir pu « être tout simplement une enfant ». On la comprend. Reste que la machine est lancée. Elle signe son premier titre à 16 ans, puis fait son beurre pendant des années sur les centaines de millions d’albums vendus en partie sur son image : petite fiancée de l’Amérique, on s’intéresse plus à sa virginité qu’à ses performances vocales ; on décrypte davantage ses looks de femme enfant hypersexualisée que ses chorés. Et Britney en pâtit, tout en faisant de ce buzz permanent son fonds de commerce. Business as usual. Enfin, presque. Je ne pense pas me tromper en écrivant qu’aucune star n’a essuyé autant de shitstorms que Britney Spears. *Très vite, le moindre de ses gestes est scruté. En couple à ses débuts avec un certain Justin Timberlake, elle proclame qu’elle est vierge et qu’elle le restera tant que son amoureux ne lui aura pas passé la bague au doigt. Le narratif tient jusqu’à leur séparation, en 2002. Justin, opportuniste, lâche le morceau. « Je me suis alors vue […] traiter de traînée. […] J’avais plus de vingt ans, pourquoi persistait-on à vouloir faire de moi une vierge effarouchée ? » s’interroge-t-elle aujourd’hui. Mauvaise femme devant l’éternel, accusée de pervertir la jeunesse américaine et condamnée à l’opprobre pour cause de tromperie, Britney emprunte ensuite à la perfection le costume de la mauvaise mère. Du moins celui que les médias ont taillé pour elle. En 2004, elle se maque avec Kevin Federline avec qui elle a deux enfants en 2005 et 2006. Taxée de « mère indigne » un jour qu’elle tente d’échapper en voiture à une nuée de paparazzis, son premier fils sur les genoux, Britney fait aussi la une des magazines people quand elle laisse ses enfants à garder pour sortir quelques heures faire la fête. Quand Britney et Kevin se séparent, leurs fils ont 17 et 5 mois. Kevin fait en sorte d’empêcher pendant plusieurs semaines d’affilée leur mère de les voir. En souffrance, Britney finit par se rendre chez lui. Son ex-compagnon refuse de la laisser entrer. Britney est « dévastée ». Les paparazzis exultent. C’est à eux qu’est destinée la scène suivante, qu’ils immortalisent en jubilant : la star, à bout, entre dans un salon de coiffure, empoigne une tondeuse et se rase la tête.
Déjà considérée comme une « traînée » et une « mère indigne », désormais Britney se voit affublée d’une nouvelle étiquette : « folle à lier »
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Déjà considérée comme une « traînée » et une « mère indigne », désormais Britney se voit affublée d’une nouvelle étiquette : « folle à lier ». Dans son livre, elle revient sur cette période. « J’avais l’impression de vivre au bord du précipice, écrit-elle. Je devrais sans doute garder ça pour moi mais ça ne tournait pas rond dans ma tête. » L’écrire, pour se réapproprier et réhabiliter ce vécu traumatique jeté en pâture par les tabloïds avec une psychophobie décomplexée. Mais aussi avec en tête ce qu’elle a subi par la suite, que ce passage à vide ne justifie en rien. Jugée incapable de gérer sa vie (mais en mesure de poursuivre sa carrière et de rentrer de la thune), en 2008, Britney Spears est mise sous tutelle. L’avocat Andrew Wallet est chargé de gérer sa fortune ; son père, de régenter son quotidien. Toute sa vie est passée au crible : maison sonorisée, correspondance personnelle épluchée, amants triés sur le volet. Son père lui interdit même de retirer son stérilet et la fait interner sous la menace. Le cauchemar prend fin en 2021, après deux ans de mobilisation de ses fans sous le hashtag #FreeBritney et une décision de justice.
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Pourquoi raconter tout ça dans un mensuel de critique sociale ? Parce qu’en dépit des apparences, l’histoire de Britney Spears n’est pas seulement celle d’une star du showbiz états-unienne, blanche, et multimillionnaire. C’est aussi un peu la mienne, et celle d’une génération entière de petites filles et d’adolescentes à qui l’on a fait croire que leur virginité était leur bien le plus précieux, que leur corps valait plus que le total de la somme du reste d’elles-mêmes, qu’une femme vertueuse n’avait qu’un homme, qu’une mère convenable ne sortait pas, ne craquait pas, qu’un père jouissait des pleins pouvoirs sur sa fille, et qu’elle n’avait pas intérêt à vriller si elle voulait être respectée. Toutes ces normes fétides dont Britney s’était fait malgré elle la courroie de transmission, traductions d’un seul et même système : le patriarcat.
1 « Je meurs de solitude / Je dois avouer que j’y crois encore / Quand je ne suis pas avec toi je perds la tête / Fais-moi signe / Prends-moi bébé encore une fois ! »
2 Tout juste parue aux éditions Jean-Claude Lattès.
3 Pour aller plus loin, lire « Toxic », Society (16/12/2021).
Cet article a été publié dans
CQFD n°224 (novembre 2023)
Sidérés. Par les milliers de morts, les bombardements, l’ouragan de haine, de désinformation et d’indignation sélective qui ont accompagné la guerre au Proche-Orient et la guerre entre Israël et les factions palestiniennes. Voilà ou nous en étions, en essayant de concocter ce numéro 224 de CQFD. Alors, comme début d’une réflexion, on a donné la parole au collectif juif décolonial Tsedek ! et on est allés faire un tour dans les manifs pour la Palestine. Dans nos pages, aussi des nouvelles de Marseille, toujours autant vampirisée par la plateforme AirBnb, mais qui s’organise pour lutter contre. On y propose aussi un suivi du procès des « inculpés du 8 décembre » et ses dérives, on y dézingue les « ingénieurs déserteur ». Côté chroniques, #Meshérostoxiques interroge l’idole de jeunesse Sid Vicious, #Dans mon Salon fait un tour au Salon des Véhicules de Loisirs et #Lu Dans nous donne à lire les anarcho-communistes allemands.
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Paru dans CQFD n°224 (novembre 2023)
Par
Illustré par Marine Summercity
Mis en ligne le 17.11.2023
Dans CQFD n°224 (novembre 2023)
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