Criminalisation du sauvetage en mer (1/2)
Bras de fer en Méditerranée
« La criminalisation de la solidarité trahit la terreur des dirigeants européens face à ce qui arriverait si leurs citoyens et les migrants luttaient ensemble contre la forteresse Europe. Nous croyons fermement […] qu’un monde différent peut être imaginé si nous nous battons les uns aux côtés des autres. »
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À mesure que la forteresse Europe se renforce, une répression croissante s’abat sur les exilé·es et leurs soutiens1. En Méditerranée centrale, l’année 2017 marque un tournant brutal. Alors qu’ils s’accordaient jusque-là pour limiter le nombre de morts, les États européens se désengagent de leur devoir d’assistance aux personnes tentant la traversée et chargent les « soi-disant » gardes-côtes libyens et leurs milices d’empêcher les départs par tous les moyens. Le message est clair : celles et ceux qui cherchent à fuir l’enfer ne doivent pas toucher les côtes européennes. Entre séquestration de navires et poursuites judiciaires, les mesures de rétorsion s’enchaînent pour entraver l’action de la flotte civile qui opère dans la zone. À bord des bateaux de sauvetage, des équipages déterminés poursuivent pourtant leurs actions contre vents, marées et autorités.
Fin août 2020, un nouveau bateau de secours fait une arrivée remarquée en Méditerranée centrale. Difficile en effet pour le Louise Michel de passer inaperçu : ancienne vedette des douanes financée et décorée par l’artiste Banksy, il est manœuvré par un équipage féministe et antiraciste qui ne dépend d’aucune ONG et fonctionne de la manière la plus horizontale possible. Alors que les naufrages se sont succédés tout l’été dans l’indifférence, le Louise Michel suscite une rare attention médiatique. Profitant de ce coup de projecteur, l’équipage rend compte heure par heure de sa première mission de sauvetage. En trois jours, il vient en aide à quatre bateaux en détresse et accueille à bord 219 rescapé·es et un cadavre. Surchargé, le navire n’est alors plus en mesure de manœuvrer, une partie des personnes secourues se trouvant sur des radeaux de survie amarrés à sa coque. Après avoir dérivé plus de douze heures dans les eaux maltaises, et tandis que toutes les autorités restent sourdes aux appels du Louise Michel, les rescapé·es sont finalement transféré·es sur le Sea-Watch 4, puis autorisé·es à débarquer sur un bateau de quarantaine en Italie.
Depuis cette première mission acrobatique, le Louise Michel reste bloqué à quai. Il n’est malheureusement pas le seul à avoir été immobilisé au cours de l’année. C’est aussi le cas des Sea-Watch 3, Sea-Watch 4, Alan Kurdi, Aita Mari, Open Arms, Mare Jonio et Ocean Viking, ainsi que des deux avions de reconnaissance rattachés à l’ONG Sea-Watch, qui composent à ce jour ce qu’on appelle la flotte civile opérant en Méditerranée centrale. Ces derniers mois, leur présence dans la zone est devenue pour le moins épisodique. Si plusieurs navires battant pavillon allemand sont immobilisés suite à un changement de législation dans leur pays de rattachement, d’autres font l’objet d’attaques plus frontales de la part de Malte et de l’Italie. Dès le début de la crise du Covid-19, ces États ont fermé leurs ports pour raisons sanitaires. Depuis, les rares bateaux autorisés à y débarquer les personnes secourues ont été séquestrés, sous des prétextes parfois ubuesques. C’est le cas du Sea-Watch 4, saisi le 1er septembre 2020, après le débarquement à Palerme (Sicile) d’environ 200 rescapé·es. D’après l’ONG, il aura fallu onze heures d’inspection pour trouver suffisamment d’infractions pour immobiliser le bateau. Parmi celles-ci : un trop grand nombre de gilets de sauvetage à bord... Le Sea-Watch 4 n’a toujours pas été autorisé à reprendre la mer.
Afin de maintenir leur activité, les navires civils de sauvetage s’adaptent à chaque nouvelle réglementation, mais les mises aux normes sont longues et les conséquences dramatiques. Si la présence des bateaux de secours n’a aucune incidence sur le rythme des traversées, leur absence ne les rend que plus meurtrières. À rebours des accusations dont ils font l’objet, les bateaux de la flotte civile opèrent dans un cadre légal bien défini, le sauvetage en mer étant une règle incontestable du droit maritime inscrite dans plusieurs conventions internationales. Ils sont soumis à deux types de législation, celle des pays dans lesquels ils font escale et celle de l’État auprès duquel ils sont immatriculés. Les opérations de secours sont menées sous les ordres des centres de coordination et de sauvetage (MRCC), et rares sont les initiatives personnelles qui y dérogent. En 2019, la capitaine du Sea-Watch 3 Carola Rackete avait ainsi décidé de forcer l’entrée du port de Lampedusa afin d’y débarquer 42 rescapé·es, après plus de dix jours d’attente en mer dans une tension insupportable.
L’attribution des pavillons peut constituer un autre levier pour paralyser les actions de sauvetage. En 2018, l’Aquarius s’est ainsi trouvé au centre d’un jeu politique confinant à l’absurde : Gibraltar lui ayant retiré son pavillon, il parvient à se faire immatriculer au Panama, mais le ministre de l’Intérieur italien de l’époque, Matteo Salvini, fait pression sur le gouvernement panaméen en le menaçant de ne plus accueillir aucun navire de cet État en Italie. L’Aquarius voit alors son pavillon révoqué, et aucun pays ne prendra le relais pour immatriculer le bateau.
Tributaire d’une situation géopolitique complexe, la flotte civile est impactée au moindre remous. Lorsque l’Europe renforce l’externalisation du contrôle de ses frontières, le changement se fait immédiatement sentir en Méditerranée centrale. « Si en 2017 les sauvetages se faisaient conjointement avec des bateaux militaires de quasiment tous les pays européens, ils se sont progressivement retirés », explique Claire, marin-sauveteuse pour différentes organisations. Restant seuls en scène, les bateaux de secours sont alors contraints de rester plus longtemps en mer et d’accueillir davantage de personnes à bord. Dans l’impossibilité d’effectuer les changements d’équipage ou les escales techniques à Malte, les ONG doivent se relocaliser et affréter des bateaux plus grands et plus autonomes. C’est également à cette période que les organisations opérant dans la zone deviennent des cibles pour les autorités.
Affrété par l’ONG allemande Jugend Rettet, le Iuventa vient en aide à près de 24 000 personnes en huit mois entre 2016 et 2017. Porteur d’un projet expressément politique, appelant à « un changement radical de société par la construction d’une solidarité par en bas », l’équipage du Iuventa se retrouve rapidement dans le viseur. « C’est probablement notre approche intransigeante du sauvetage, ainsi que notre insistance à intégrer notre pratique à une critique plus large des institutions européennes, qui ont attiré l’attention des autorités italiennes », peut-on lire sur le site du Iuventa. Le 2 août 2017, à l’issue d’une enquête menée par les unités antimafia italiennes, le bateau est saisi et dix membres d’équipage sont mis en examen. Accusés d’avoir encouragé l’immigration illégale, ils sont toujours en attente de leur procès et risquent 20 ans de prison. Les marins-pêcheurs tunisiens, qui viennent souvent en aide à des embarcations en péril, ont eux aussi plusieurs fois fait les frais de cette répression. En 2018, cinq d’entre eux ont été emprisonnés plusieurs semaines en Italie.
Face à ces attaques répétées, la flotte civile fait front. Malgré des positionnements politiques différents, les organisations qui la composent parviennent à jouer sur la complémentarité. Refusant de baisser les bras, elles cherchent continuellement à ouvrir de nouvelles brèches. « C’est un jeu d’échecs, illustre Claire. Quand les gouvernements avancent un pion, on en avance un aussi. On essaie d’avoir toujours un coup d’avance. » Et l’équipage du Iuventa de renchérir : « Les guerres de sauvetage ne sont pas terminées. Tant que les personnes continueront à braver la traversée, la flotte civile trouvera un moyen de faire naviguer ses navires à leur rencontre. Cette lutte se poursuit. »
La criminalisation du passage
La criminalisation touche avant tout celles et ceux qui tentent la traversée au péril de leur vie. En mars 2019, le navire marchand El Hiblu recueille à son bord 108 personnes au large de la Libye. Le capitaine leur annonce qu’il se dirige vers Malte, mais fait en réalité route vers la Libye sur ordre du MRCC. Les rescapé·es s’en rendent compte et se révoltent. Trois jeunes Subsahariens tentent alors de négocier un demi-tour avec l’équipage et les passagers sont finalement débarqués à Malte. Les trois hommes sont arrêtés dans la foulée, accusés de terrorisme et d’actes de piraterie. Ils encourent des dizaines d’années de prison. Une partie de l’équipage est également accusée de trafic d’êtres humains. Comble du cynisme, les familles des disparu·es sont désormais elles aussi attaquées. Au Sénégal, le père d’un jeune garçon décédé en tentant de rejoindre les Canaries vient d’être condamné à deux ans de prison dont un mois ferme, pour mise en danger de la vie d’autrui. Selon l’observatoire Migreurop, « c’est la première fois que des autorités publiques s’attaquent aux parents pour criminaliser l’aide à la migration "irrégulière", faisant ainsi sauter le verrou protecteur de la famille. »
Lire également dans CQFD : "Le naufrage moral de l’Europe", article cartographique de Fall Amzer, octobre 2020.
1 Voir notamment l’article publié en janvier 2019 dans le CQFD n° 172, « Le tribunal a choisi la mort pour les exilés ».
Cet article a été publié dans
CQFD n°194 (janvier 2021)
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Paru dans CQFD n°194 (janvier 2021)
Dans la rubrique Histoires de saute-frontières
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Mis en ligne le 11.01.2021
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