Bouquin : C. L. R. James, un radical noir
Né en 1901 à Trinidad, alors colonie britannique, Cyril Lionel Robert James est bercé de culture anglaise, de cricket et de littérature. Il prend tôt conscience du paradoxe de la position de l’intellectuel anticolonialiste nourri de la culture du colonisateur : « Ce qui est la plus grande vertu chez eux devient le plus grand crime dans les colonies. »
Dans les années 1930, en Angleterre, il devient journaliste sportif, puis se lie aux courants marxistes antistaliniens et anarchistes. Il rencontre notamment le théoricien conseilliste allemand Karl Korsch, en 1936. Il traduit le Staline de Boris Souvarine en 1939. Ses travaux le poussent à devenir un acteur de premier plan du mouvement panafricain londonien. C’est son ouvrage majeur Les Jacobins noirs – Toussaint Louverture et la révolution de Saint-Domingue (1938, rééd. Amsterdam, 2008) qui lui vaut sa postérité de penseur anticolonialiste. Décrivant la « seule révolte d’esclaves dont l’histoire ait enregistré le succès », ferment des luttes anticoloniales et symbole de la libération des Noirs, James y livrait, tel un vulcanologue, une analyse en profondeur de l’éruption révolutionnaire, « l’un des rares moments où la société atteint son point d’ébullition et se fait alors fluide ».
Débattant avec Trotski à Mexico en 1939, James se déclare favorable à une organisation noire de masse aux États-Unis et sceptique vis-à-vis du séparatisme : « Je considère l’idée de séparer comme un pas en arrière quand c’est d’une société socialiste qu’il s’agit. Si les ouvriers blancs tendent la main au Nègre, ce dernier ne voudra pas de l’autodétermination. » De son côté, Trotski, qui croyait que les descendants d’esclaves possédaient une langue secrète commune, s’enthousiasme pour le projet d’un État indépendant noir dans le cadre d’une fédération des États-Unis socialistes. Soutenant l’autonomie des luttes noires, James se fait taxer de « racisme inversé qui romantise les mouvements noirs et fait passer au second plan la lutte des classes » par le journaliste noir, Ernest McKinney. Dans les années 1960, James défend encore une position socialiste au sein du Black Power. Il critique notamment la focalisation sur la « race ». Il refuse d’abandonner la question de l’émancipation des Noirs américains « aux libéraux qui ne voient que l’extension des Droits » ou aux Blacks Muslims arqués sur une posture identitaire.
James s’éloigne également du trotskisme pour se détacher radicalement de la notion d’avant-garde. Il voit dans le centralisme « un outil dangereux » et prône l’auto-organisation du prolétariat. Après la Seconde Guerre mondiale, il fraye un temps avec le courant français Socialisme ou Barbarie, qu’il rejoint dans son analyse de l’URSS comme « capitalisme d’État », et cosigne avec Castoriadis un essai sur la révolution hongroise de 1956.
James s’intéresse aussi bien à Melville, à Shakespeare, au préjugé racial dans la culture américaine, aux arts populaires, au calypso ou à la démocratie athénienne. Invité par le président Kwame Nkrumah à soutenir le processus de décolonisation du Ghana, il constate comment un parti révolutionnaire peut se transformer soudainement en parti bureaucratique coupé des aspirations des masses – phénomène déjà constaté avec la révolution de Saint-Domingue. À 80 ans, il s’enthousiasme encore pour les émeutes de Brixton, quartier jamaïcain de Londres, où il meurt en 1989.
Son biographe Matthieu Renault relève cette tension qui traverse son œuvre : « D’une part, un James marxiste, théoricien d’une émancipation universelle puisant ses sources dans le monde occidental ; d’autre part, un James panafricaniste et postcolonial avant l’heure, héraut d’une théorie de la différence historique et de la “provincialisation de l’Europe”. » Il faut découvrir C. L. R. James et toute la richesse de la pensée de ce dialecticien finalement inclassable.
Cet article a été publié dans
CQFD n°140 (février 2016)
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Paru dans CQFD n°140 (février 2016)
Dans la rubrique Bouquin
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Mis en ligne le 09.03.2018
Dans CQFD n°140 (février 2016)
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