Soigner ou punir
Aux Baumettes, les blouses blanches contre les murs gris
En levant les yeux le long de l’enceinte de la prison des Baumettes, on peut apercevoir une série de statues de pierre incrustées dans les murs. Sombres vestiges des Baumettes historiques, construites en 1939, elles représentent les sept péchés capitaux, allégorie à peine grossière de la morale carcérale imposée aux prisonniers. Derrière ces murs, 1 120 personnes détenues pour 573 cellules, soit un taux d’occupation de 203 % relevé en mars 20251. Une situation indigne que l’ouverture à l’automne du nouveau bâtiment pénitentiaire, dit « Baumettes 3 », ne prévoit pas de régler, et risque même d’empirer : la surpopulation carcérale est déjà au programme. À se demander si l’immoralité ne se trouve pas plutôt du côté de ceux qui enferment.
« On a la trouille de savoir comment on va soigner les gens »
Derrière les grands murs, les agents hospitaliers des Baumettes redoutent eux aussi l’extension de la prison. La direction de l’Assistance publique des hôpitaux de Marseille (AP-HM), dont ils dépendent, prépare une réorganisation du travail avec la mise en marche de la nouvelle unité. L’une des mesures sur la table vise la suppression des C16, des congés spécifiques acquis depuis 1994 par les équipes soignantes des Baumettes. Arguant d’une inégalité de traitement entre personnels, et de coupes budgétaires nécessaires, la direction envisage la sortie progressive du dispositif. Assez pour mettre en rogne les agents. En grève reconductible depuis le 8 août, ils exigent la reconnaissance de leur travail. Mais leurs conditions d’exercice sont indissociables du contexte carcéral dans lequel ils soignent. Aux Baumettes, leur grève révèle la complexité d’une lutte entre les murs d’une prison : comment défendre ses droits tout en dénonçant, en creux, un système qui broie détenus comme soignants ?
Mardi 23 septembre, alors que la direction de l’AP-HM réunit le Comité social et économique (CSE) pour présenter les mesures du plan de réorganisation lié à l’ouverture des Baumettes 3, les agents hospitaliers se sont invités à la fête. Une quinzaine d’entre eux ont fait irruption dans la salle où se tenait la réunion pour porter directement leurs revendications devant les membres de la direction. Devant le bâtiment, dans la rue Brochier, un autre groupe s’est rassemblé. Début août, quand des « bruits de couloirs » se font entendre au sujet de la modification du cadre des C16, « une mobilisation rapide est décidée et l’ensemble du service s’est mis en grève », raconte une infirmière. « Les C16, c’est ce qui nous lie tous, nous fait tenir, continue-t-elle. Et ce n’est pas la première fois qu’on menace de nous les supprimer ». En 2017, lors de l’ouverture des Baumettes 2, l’AP-HM avait déjà tenté de rogner sur ces acquis. « Chaque occasion est bonne pour réorganiser le travail à leur façon, et sans nous concerter », ajoute un autre soignant. Tous témoignent du sentiment d’être peu considérés. Ils se rassemblent depuis maintenant presque deux mois pour demander de meilleures conditions de travail : le maintien des congés spécifiques C16, mais aussi leur élargissement à tous les agents hospitaliers en milieu pénitencier qui n’en bénéficient pas encore, des primes, des Tickets-restaurant, des travaux de rénovation pour les locaux vétustes, le remplacement systématique en cas de sous-effectifs… Sur les tracts distribués, le message est clair : « Les contraintes et les sacrifices » méritent « reconnaissance et compensation. »
Les professionnels désertent plutôt que de devoir cautionner des pratiques maltraitantes et déshumanisantes
D’autant plus que les soignants s’attendent à voir encore leurs conditions de travail se dégrader avec l’extension du centre pénitentiaire. Dans les différentes unités, l’appréhension est la même : « On a la trouille de savoir comment on va soigner les gens », confient les agents. Une éducatrice spécialisée a fait le calcul : elle devra passer un total de 12 portes avant d’atteindre son service, contre neuf actuellement. Le « temps sécuritaire » supplémentaire engendré par ces contraintes – déjà estimé autour de 40 minutes – n’étant ni payé ni compensé. Autre problème : le sous-effectif chronique. Les recrutements sont à la peine pour la nouvelle unité sanitaire tandis que dans les unités en fonctionnement, certains postes sont vacants depuis des mois : en juillet dernier quatre médecins manquaient encore à l’appel. Le turnover est aussi important dans les équipes. Un infirmier nous livre à demi-mot : « Moi aussi je vais partir, j’ai besoin de faire une pause. » Symptôme d’une perte de sens de leur exercice, les professionnels désertent plutôt que de devoir cautionner des pratiques maltraitantes et déshumanisantes. Un communiqué de presse interprofessionnel publié le 3 juillet dernier alertait déjà sur le risque d’aggravation de ces dysfonctionnements structurels avec l’ouverture des Baumettes 3. On peut y lire : « En l’état, une ouverture des Baumettes 3 […] sans prise en compte de ces graves difficultés serait inacceptable » et « va mettre en grande difficulté, voire en danger, l’ensemble des détenus et des agents y travaillant. »
Une logique carcérale qui prime sur le droit fondamental à la santé des personnes détenues
Quelle place pour la déontologie au milieu de tout ça ? Travailler dans un établissement pénitentiaire quand on est soignant, c’est être confronté chaque jour à la réalité d’une logique carcérale qui prime sur le droit fondamental à la santé des personnes détenues. « Si les structures de soin portent le même nom à l’intérieur de la prison qu’en dehors, elles ne fonctionnent pas du tout de la même façon », explique un agent du Centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (Csapa) des Baumettes, avant de poursuivre : « La surpopulation carcérale implique une inégalité d’accès aux soins entre les personnes détenues et représente une menace sur la qualité de ces mêmes soins. » Des progrès avaient pourtant été faits ces dernières années pour améliorer les soins en détention : augmentation des budgets et des effectifs, offre de soins plus diversifiée… Mais ces mesures peinent à livrer leur promesse, insuffisantes face à la machine pénitentiaire. En outre, les soignants doivent composer avec l’ingérence de l’administration pénitentiaire qui cherche à s’immiscer dans l’activité médicale, en dépit du secret professionnel et de l’indépendance de l’unité hospitalière. Son objectif : glaner un maximum d’informations pour estimer le niveau de « dangerosité » des prisonniers. Au point que certains agents hospitaliers se demandent s’ils ne sont pas devenus « le prolongement de l’administration pénitentiaire » en « offrant des soins dégradés qui s’ancrent dans un modèle répressif ».
Pas disposés à baisser les armes, les soignants en grève espèrent arriver à renverser le rapport de force contre leur direction. Le plan de réorganisation de l’unité sanitaire proposé par la direction de l’AP-HM a d’ailleurs été rejeté par toutes les organisations syndicales lors du CSE, et une nouvelle rencontre doit avoir lieu prochainement. Si certains s’accrochent à la défense de leurs droits et intérêts immédiats en tant que personnels hospitaliers, d’autres prennent la mesure des enjeux politiques derrière cette lutte. Dans une lettre ouverte au président de la République publiée le 6 juin, deux médecins-psychiatres en centres pénitentiaires le revendiquent en appelant de leur « devoir de soignants » de rester « vigilants sur les questions éthiques et déontologiques » dans un contexte où « la dominante sécuritaire envahit tous les champs ».2 Une posture d’autant plus nécessaire si l’on ne veut pas voir les Baumettes se transformer en « un laboratoire de la nouvelle vision de la carcéralité et des politiques pénitentiaires françaises »3, selon le soignant du Csapa. La bataille continue, avec en toile de fond ce débat révélateur d’un choix de société : soigner ou punir.
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1 Selon les chiffres présentés dans le communiqué de presse interprofessionnel « Les Baumettes 3 : Alerte ! », publiés le 3 juillet 2025.
2 B. Carton, P. Giravalli, « Lettre ouverte au président de la République, au Premier ministre, aux ministres de la Santé et de la Justice », publiée le 6 juin 2025.
3 Lire « Prisons : les enchères de la déshumanisation », CQFD n° 242 (juin 2025).
Cet article a été publié dans
CQFD n°245 (octobre 2025)
Ce numéro d’octobre revient, dans un grand dossier spécial, sur le mouvement Bloquons tout et les différentes mobilisations du mois de septembre. Reportages dans les manifestations, sur les piquets de grève, et analyses des moyens d’actions. Le sociologue Nicolas Framont et l’homme politique Olivier Besancenot nous livrent également leur vision de la lutte. Hors dossier, on débunk le discours autour de la dette française, on rencontre les soignant•es en grève de la prison des Baumettes et une journaliste-chômeuse nous raconte les dernières inventions pétées de France Travail.
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Paru dans CQFD n°245 (octobre 2025)
Par
Illustré par Marina Margarina
Mis en ligne le 18.10.2025
Dans CQFD n°245 (octobre 2025)
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