Silence stratégique

En Belgique, l’info trace les limites

En Belgique francophone, un « cordon sanitaire médiatique » a été mis en place au début des années 1990 afin de contrer la menace de l’extrême droite. Résultat aujourd’hui : peu institutionnalisée, sa portée reste faible.
Bertoyas

Sidération au soir des élections fédérales du 24 novembre 1991 en Belgique. Pour la première fois, le Vlaams Blok – parti d’extrême droite en Flandre – décroche douze sièges à la Chambre des représentants, tandis qu’en Belgique francophone l’extrême droite en obtient un. Le choc laisse vite place à l’action. La direction de la Radio-télévision belge francophone (RTBF) décide d’appliquer un « cordon sanitaire médiatique ». Le dispositif vise à ne plus accorder de temps d’antenne en direct aux partis porteurs de propositions discriminatoires ou antidémocratiques.

Trente-cinq années plus tard, le constat est clair : alors que dans le nord du pays, en Flandre, le Vlaams Belang (nouveau nom du Vlaams Blok) continue de percer un peu plus à chaque élection, dans le Sud, le paysage politique reste quasiment vierge de la présence de partis d’extrême droite réellement structurés. Une réalité qui contraste avec la situation française et qui interroge. Comment comprendre le rôle du cordon sanitaire médiatique dans cette réussite ?

« Une légitimité acquise par consensus »

Facilement adopté au sein de la rédaction de la RTBF, le cordon sanitaire médiatique a pourtant été maintes fois attaqué en justice par l’extrême droite en Belgique, dénonçant notamment son exclusion des débats électoraux1. La RTBF a ainsi dû asseoir la légitimité du dispositif sur des arguments juridiques solides, en mobilisant la loi contre le racisme et la xénophobie, le Pacte culturel2, ou encore la Convention européenne des droits de l’Homme.

« La liberté d’expression ne doit pas être confondue avec l’obligation, pour les médias, de diffuser toutes les opinions »

Le cordon sanitaire acquiert même un statut légal en 2011 grâce à un règlement du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) rendant son application obligatoire. Son principe fondateur est inscrit dans le Code de déontologie journalistique belge : « La liberté d’expression ne doit pas être confondue avec l’obligation, pour les médias, de diffuser toutes les opinions. » Comme le résume Benjamin Biard, chercheur en sciences politiques au Centre de recherche et d’information sociopolitiques (CRISP) : « Le mécanisme s’est extrêmement formalisé à travers le temps. Il a gagné en légitimité à travers des décisions en justice, judiciaires ou administratives, et par le consensus qui s’est construit autour. »

Critiques et contournement

Comment est-il perçu aujourd’hui ? « L’opposition au cordon sanitaire reste extrêmement faible », juge Benjamin Biard, bien que son application alimente encore régulièrement la controverse. Récemment, la décision de la RTBF de diffuser le discours d’inauguration de Donald Trump en différé – afin de pouvoir en contextualiser les propos si nécessaire – a suscité une levée de boucliers qui s’est faite entendre jusque sur le plateau de Pascal Praud sur CNews.

Autres critiques : le non-élargissement du cordon sanitaire aux partis d’« extrême gauche », ou encore l’inefficacité du dispositif au regard des stratégies de contournement via les réseaux sociaux ou les médias privés. La « fonction préventive » du cordon sanitaire aurait en effet tendance à diminuer dans un contexte où la portée des médias audiovisuels traditionnels est moins importante que par le passé et où la présence de l’extrême droite s’accentue sur les réseaux sociaux.

Lutter sur tous les terrains

D’où l’importance de comprendre que le cordon sanitaire médiatique ne peut seul expliquer l’absence d’une force politique d’extrême droite organisée en Belgique francophone. D’abord, s’il y a consensus autour de sa mise en œuvre « c’est aussi parce que l’extrême droite s’y est développée de manière plus tardive, plus timide qu’en Flandre, et qu’elle présente encore de nombreuses faiblesses internes », raconte Benjamin Biard. Ensuite, certains médias comme la RTBF vont au-delà du cordon sanitaire et misent sur un travail de pédagogie sur les dangers de l’extrême droite en proposant des contenus historiques et des articles d’analyse et de recadrage.

À cela s’ajoute la présence d’un tissu associatif, notamment antifasciste, et de syndicats extrêmement mobilisés qui contribuent à bloquer la structuration de mouvements fascistes. Ces derniers s’impliquent au travers d’initiatives comme la Coalition8mai, le soutien aux mobilisations antifascistes3 et l’organisation de débats et de formations pour les délégués syndicaux afin de déconstruire les discours d’extrême droite. Comme quoi, la lutte contre l’extrême droite doit continuer de se faire sur tous les terrains.

Laëtitia Giraud

1 La justice a notamment donné raison au Front national belge (FNB) après que la RTBF lui a refusé l’accès à ses tribunes électorales en 1994.

2 Accord politique signé par la plupart des partis politiques de Belgique en 1972, destiné à protéger les minorités idéologiques et philosophiques du pays.

3 En novembre 2022, le Centre d’éducation populaire André Genot (CEPAG), associé à la Fédération générale du travail de Belgique (FGTB), a par exemple lancé sa campagne antifasciste intitulée « L’extrême droite est l’ennemie des travailleuses et des travailleurs ».

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Cet article a été publié dans

CQFD n°240 (avril 2025)

Dans ce numéro, un grand dossier « ruralité ». Avec des sociologues et des reportages, on analyse le regard porté sur les habitants des campagnes. Et on se demande : quelles sont leurs galères et leurs aspirations spécifiques, forcément très diverses ? Et puis, comment faire vivre l’idée de gauche en milieu rural ? Hors dossier, on tient le piquet de grève chez un sous-traitant d’Audi en Belgique, avant de se questionner sur la guerre en Ukraine et de plonger dans l’histoire (et l’héritage) du féminisme yougoslave.

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Paru dans CQFD n°240 (avril 2025)
Par Laëtitia Giraud
Illustré par Bertoyas

Mis en ligne le 28.04.2025