Fada Pride

« Au nom du psy, du fric et du sain d’esprit »

Un drôle d’équipage déambulant sur la Canebière (Marseille) trouble l’habituel embouteillage de ce samedi 13 juin après-midi. Emmenés par une batucada enfiévrée, ils sont entre cent et cent cinquante, déguisés de bric et de broc. Un carnaval ? Les banderoles clament le contraire. Une manif ? Non, bien plus que de tout cela  : c’est la Fada Pride. Reportage.
Par Caroline Sury.

Ils ne sont pas bien nombreux et ils s’en foutent royalement. Qui sont-ils ? Lesquels sont les fous, les schizos, les bipolaires, les bizarres, les chelous ? Lesquels sont les soignants, les éducateurs, les animateurs ? Lesquels sont les passants, les amis, la famille ? Cela n’a nulle importance et on se garde bien de poser « la » question. Il ne sert à rien de savoir qui est fou, dérangé, original, timide, cinglé, rebelle… Tous les mêmes, tous différents, comme dirait un mauvais publicitaire. On ne demande pas si on est « malade mental », « en hôpital psy » ou juste un peu « border line ». Ce qui compte c’est de marcher, ensemble, dans la rue, de se montrer. Ils semblent dire  : « On est là. On est comme tout le monde. On veut être libre et heureux. Et on n’a pas à avoir honte. » C’est bien ce qu’Akim1 va scander tout au long du cortège  : « Les fadas sont lààààà  ! On est làààà  ! On est les fadaaaas  ! »… Pendant trois heures  !

Emmenée par un collectif de « fadas », de soignants, de proches et particulièrement des Groupes d’entraide mutuelle2 (Gem), la Fada Pride marseillaise3 est loin de n’être qu’une gentille promenade pour « personne en situation de handicap ». Auteure collectif d’un Manifeste, elle rappelle la situation loin d’être rose de la psychiatrie en France. Reconnaissant quelques progrès ces dernières décennies, le collectif a bien des raisons d’en exiger d’autres. Il y a d’abord les privations de liberté (renforcées régulièrement par l’appareil législatif4)  : hospitalisations forcées, mises sous tutelle, recours toujours fréquents aux camisoles chimiques…

Mais aussi l’ensemble des exclusions sociales  : mise à l’écart du système scolaire, chômage massif (jusqu’à 75 % des malades), grande pauvreté, vie dans la rue… C’est sans doute pour cela et mue par un grand humanisme « socialiste » que la loi Macron prévoit à la fois d’encourager les entreprises à faire travailler les personnes en situation de handicap… assouplir les contraintes des employeurs5 (stages non payés, sous-traitance douteuse). Mais tout aussi importante est sans doute l’exclusion quotidienne que peuvent subir les fadas  : le mépris des uns, les peurs des autres, les délits de sale gueule bizarre. On se souvient peut-être de ce fait divers qui fit les choux-gras des médias durant le triste été de Marseille-2013 : un étudiant s’était fait assassiner près de la gare. Un schizophrène avait été soupçonné. La Provence titra : « 4 000 malades mentaux dans la rue ». La peur du fou donnait de l’eau au moulin des discours les plus répressifs. Et finalement… le pauvre fada qui faisait la manche fut innocenté6.

Par Caroline Sury.

Exclusion, stigmatisation, misère : Mélange littéralement fatal puisque, en France, les fadas auraient une espérance de vie plus courte de 20 ans que les non-fadas ou encore un taux de suicide des plus élevé en Europe. Encore une fois, il vaut mieux être riche et en bonne santé que pauvre ou malade… ce qui généralement va ensemble. Le Manifeste s’accompagne aussi de revendications portant sur « un changement radical de paradigme en santé mentale » pour que les fadas puissent vivre leur vie affective et sociale comme tout un chacun. La Fada Pride plaide aussi pour le développement de structures associatives pour et par les usagers de la psychiatrie, leurs proches et les soignants. On pense évidemment aux Gem ou à la compagnie de théâtre du Cristal dont les spectacles montés avec des personnes en situation de handicap n’ont rien à envier aux pièces jouées par des comédiens en pleine santé7.

La manif surprend par cette gaieté qui semble contaminer les badauds. Sur les trottoirs, les visages des passants ont la banane ; immobilisés sur le macadam, les automobilistes virent rigolards. Une image parmi d’autres  : en passant derrière le Mucem, un groupe de cinq dames postées à un arrêt de bus, dignes et voilées, filment le défilé et adressent des « coucous ». Les fadas se font un plaisir de poser devant elles.

Pour Djema, c’est une première manif. Habitué du Gem « Les nomades célestes », il confie que la Fada Pride est « un moyen de remonter la pente ; c’est super. C’est comme un peu le théâtre qu’on fait au Gem. » Intrigué par le journalisme, il a plein d’idées pour la presse  : « Il faudrait faire un journal pour Aix et Marseille. Ça, ça serait bien  ! Ça se vendrait ! Faut que t’en parles à ton journal, là… ça serait une bonne idée pour vous. » A 32 ans, Djema, dont le père était légionnaire, a vu déjà pas mal de pays. Maintenant, il vit à Marseille en appartement avec son frère. Mais il n’a toujours pas de travail. Son rêve, c’est de faire de la télé réalité et rencontrer ses héros du showbiz.

La marche est longue et la bonne humeur contagieuse malgré une chaleur à même d’étourdir un Marseillais sans chapeau. Les bateleurs, suant à grosses gouttes, ne faiblissent pas d’un pouce, aidés par quelques bons Samaritains qui les aspergent d’eau. En passant devant les terrasses encore désertes des restos à touristes du Vieux-Port, les serveurs qui semblent s’ennuyer ferme, observent passivement l’étrange cortège. Peut-être musellent-ils leurs réactions par peur de leur patron ? Enfin, un plus audacieux que les autres s’approche et demande de quoi il s’agit. C’est le signal : les autres loufiats sortent leur téléphone pour immortaliser la scène surréaliste. François, chevelure blanche et torse nu, leur offre alors un numéro de danse improvisé… Il s’en faut de peu qu’il n’enlève aussi son pantalon. Akim, lui, imperturbable, continue de hurler que « les fadas sont làààààà  ! ». Il trouve en plus le temps de me houspiller car je ne tiens pas ma banderole – « Haldol est grand. Valium est son Prozac. » – bien droite. Et c’est avec soulagement que je passe le relais à Jérémy, histoire de prendre quelques photos. Nous atteignons le quai J4 où on nous offre eau ou bière fraîche et quelques sandwiches au concombre (si, si  ! C’est bon et rafraîchissant  !).

Par Caroline Sury.

A l’ombre de la Villa Méditerranée, Morad reparle des origines et explique que le collectif de la Fada Pride, au départ, ce n’était qu’une douzaine de personnes. « Puis, petit à petit… » Il se définit comme « anarchiste militant » et membre de plusieurs collectifs d’exclus. N’aimant visiblement pas trop parler de lui, il n’en dira guère plus. En revanche, il est intarissable à propos de la bienveillance des gens croisés pendant la Fada Pride. « C’est quand même bien de voir qu’on arrive un peu à faire passer un message. » Gilbert quant à lui est un mystère de régulation thermique  : malgré un temps caniculaire, il ne se départ pas de sa chapka en fausse fourrure, mal assortie à sa barbe blanche. L’habitué du Gem « Les nomades célestes » se marre et scrute ses amis d’un œil malicieux. « Je suis retraité. J’étais marbrier à St-Pierre [le grand cimetière de Marseille]  ! », dit-il non sans fierté. «  Je faisais aussi des éviers en pierre de Cassis. C’est beau, ça. Tu connais ? » Il se dit chanceux car il a «  une chambre, en indépendant ». Au sein du Gem, il fait du théâtre et du bénévolat pour aider les sans-abri, distribuer des vêtements « avec des docteurs ». Lui non plus n’avait jamais participé à la moindre manif jusqu’alors mais là  : « Impeccable  ! Je me suis régalé  ! Avec la Fada Pride, on donne de la voix pour les gens qui sont en psychiatrie très dure, qui peuvent pas sortir et s’exprimer. C’est pour eux aussi, ce qu’on fait. » Gilbert ce soir est fier. Et il y a de quoi.


1 Certains noms ont été changés.

2 Crées en 2005, les Gem sont des espaces d’échanges destinés à rompre l’isolement de personnes en situation de handicap psychique.

3 Une Mad Pride avait lieu le même jour à Paris.

4 Par an  : « Avec plus de 70 000 internements, nous sommes l’un des pays “démocratiques” qui hospitalise le plus massivement sous la contrainte. » Les hospitalisations peuvent être faites à la demande d’un tiers (la famille) ou du préfet. A quoi il faut ajouter les handicapés mentaux ou psychiques fort nombreux en prison.

5 Voir l’article de Faire Face "La loi Macron favorise-t-elle vraiment l’emploi des travailleurs handicapés ?".

6 Voir CQFD n°114, « Schyzo-city ».

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Paru dans CQFD n°134 (juillet-août 2015)
Par Julien Tewfiq
Illustré par Caroline Sury

Mis en ligne le 15.03.2018