Scène
Les artistes ne sont pas tous autistes, mais tous les autistes sont des artistes
On aura vu une Blanche Neige frémissante de désir danser avec le Chasseur, un acteur en apesanteur et grâce tournoyer dans un drap suspendu, la mort grotesque du roi au milieu de sa cour dont les trois petites Cochonnes, des sorcières grimaçantes et un prince certes charmant (sauf pour Blanche Neige) mais avant tout ambitieux… Point de sept nains dans ce Blanche Neige mais des moines inquiétants et drôlatiques et à la place de la pomme empoisonnée, l’héroïne meurt d’avoir aimé sa propre image. Le spectacle jongle entre éclats de rire francs, irrévérence, poésie et intelligence. La troupe, composée d’artistes confirmés, de pensionnaires d’Instituts médico-éducatifs (IME) et de la compagnie du théâtre du Cristal (des comédiens en situation de handicap) était dirigée par le metteur en scène Olivier Couder. Artistes, handicapés ou non, ils étaient presque cinquante à nous emmener danser dans la forêt jusqu’à la fête finale.
C’était lors du festival du Futur composé du 24 au 29 juin dernier et même Le Monde, Télérama ou A nous Paris se sont extasiés devant ce spectacle mêlant sur le même plateau artistes et personnes handicapées, autistes ou schizophrènes… Pendant une semaine, on a vanté le mélange, le refus de l’exclusion, les liens construits. Très bien, certes. Mais juste pour une semaine et puis s’en va. Pourtant Olivier Couder et ses comédiens font du théâtre toute l’année, 35 heures par semaine, avec cinq semaines de congés payés. A plein temps.
Le théâtre du Cristal fête cette année ses 25 ans. 25 ans qu’Olivier Couder forme, dirige et met en scène des pièces de théâtre avec des comédiens en situation de handicap. La compagnie est en convention avec l’établissement et service d’aide par le travail (Esat), « La Montagne » à Cormeilles-en-Parisis (Val d’Oise). Comme il n’existe que huit Esat artistiques en France (sur 1 500) les quinze comédiens ont eu de la chance de trouver une place dans cette petite troupe. Certains sont là depuis des années, d’autres viennent d’arriver parfois de loin, quittant leur famille et leur région pour venir faire du théâtre ici. C’est l’Esat qui fournit les locaux et le salaire d’un éducateur au Cristal. Il verse aussi les indemnisations des comédiens parcimonieusement calculées selon des normes nationales (70 % du SMIG). Pas vraiment reconnus comme travailleurs, les comédiens souffrant de handicap sont regardés comme des « malades qu’on aide ». Exit le code du travail : ils n’ont même pas le droit de faire grève ! Et encore moins le droit d’être intermittents. Mais si c’est l’Esat qui verse ces indemnisations, l’argent vient du Cristal et de ses revenus ! Il faut donc impérativement que leurs spectacles tournent et rencontrent du public. « Si les deux tiers de nos ressources viennent de subventions et du mécénat, un tiers sont des ressources propres – ce qui fait beaucoup pour une compagnie de théâtre professionnelle », nous explique Olivier Couder.
Alors il faut trouver des théâtres pour accueillir les spectacles. Mais pour Blanche Neige, aucune date ne se profile à l’horizon. Olivier Couder précise combien il est compliqué de faire tourner un tel spectacle « car cela implique beaucoup de monde dont les IME. Toutefois si on nous le propose, on trouvera les moyens de le faire. Mais les établissements culturels ne viennent même pas voir notre spectacle. Et s’ils viennent, ils font la moue car notre travail n’est pas académique. C’est un peu la situation qu’a connue l’art brut dans les années 50. » Et c’est vrai que les spectacles du Cristal ne sont pas « académiques ». Les comédiens handicapés introduisent dans leur jeu un décalage par rapport à nos habitudes théâtrales. Et c’est justement tout l’intérêt artistique de leur travail qui va bien au-delà des blablas consensuels et des plaquettes institutionnelles concernant les liens entre handicapés et « normaux ». « Fondamentalement les mentalités du monde du théâtre n’ont pas évolué par rapport au handicap. La norme académique est toujours celle de l’excellence artistique et savante. Dans notre société, on accepte de plus en plus de voir les handicapés, mais toujours pas de partager avec eux. » Sur Blanche Neige, Olivier Couder a donné des rôles importants à ses comédiens handicapés : le roi ou le Chasseur, par exemple. « J’ai vraiment voulu que le spectacle repose aussi sur les handicapés, qu’ils ne soient pas là juste pour faire de la figuration. » Ce qui n’était pas du goût d’un académisme théâtral bien pensant qui n’accepte la différence qu’à ses marges, dans un rôle social… Sinon, ça n’est pas de l’aaaart, ma bonne dame !
Certaines salles de théâtre plus militantes accueillent volontiers la troupe du Cristal, comme Le vent se lève ou Confluences à Paris ou encore la Scène nationale de Cergy. Mais c’est loin de suffire. « Curieusement, on a moins de mal à trouver des dates à l’étranger ! On a pu jouer à Madrid : à la Casa Encedida, théâtre de première importance, et au Centro dramatico Nacional.2 Mais en France les établissements culturels sont encore assez réactionnaires. Pour eux, travailler avec des personnes en situation de handicap c’est faire du social, un petit truc en plus de leurs vraies missions artistiques. »
Aux yeux d’Olivier Couder, il y a quand même des points positifs, et d’abord les réactions des artistes qui ont travaillé avec eux sur ce projet. « Ils ont été très intéressés, très investis et patients. C’étaient de vraies belles rencontres, un vrai partage pour le coup ! » On pensera notamment à la chorégraphe Kaori Ito, à la déjà très grande carrière internationale, dont la motivation sur cette création ne s’est pas démentie mais aussi aux intermittents, régisseurs du théâtre Monfort ou comédiens qui ont préféré ne pas faire grève pour ce spectacle en solidarité avec ces acteurs pas comme les autres… Et l’enthousiasme des spectateurs qui ont eu le privilège de partager un beau moment de théâtre sans académisme.
Photo d’Alexandra Lebon. D’autres photos de Blanches Neiges par ici !
Un catalogue de folie
Les spectacles que délivrent Couder et sa bande sont très loin de n’être qu’un moyen de « rompre avec l’exclusion », qu’un théâtre « thérapeutique » ou un moyen « d’occuper » ceux que notre société tient à l’écart. Il s’agit purement et simplement de véritables créations artistiques proposant un regard particulier sur le monde dans lesquelles les comédiens ne jouent pas leurs propres rôles mais de vrais personnages, avec de vrais discours… et avec une façon bien particulière d’aborder la scène qui nous change, nous les spectateurs, de nos routines théâtrales. S’ils passent par chez vous, ne les ratez pas.
Toujours par le théâtre du Cristal : mis en scène par Olivier Couder : Lointain intérieur d’Henri Michaux, Catalina in Fine de Fabrice Melquiot, Le Dernier cri, sur des textes de Don Dhuyns, Fichet, Couder. Mis en scène par Eric Morin Racine : O et Vu du banc, spectacles de clowns. Fracas d’Olivier Bruhnes.
1 Blanche Neige, Comédie musicale de Gilles Roland-Manuel, mise en scène d’Olivier Couder. Actuellement programmée nulle part.
2 Voir une petite vidéo à propos de ces rencontres en 2010.
Cet article a été publié dans
CQFD n°124 (juillet-aout-septembre 2014)
Trouver un point de venteJe veux m'abonner
Faire un don
Paru dans CQFD n°124 (juillet-aout-septembre 2014)
Par
Illustré par Alexandra Lebon
Mis en ligne le 31.10.2014
Dans CQFD n°124 (juillet-aout-septembre 2014)
Derniers articles de Julien Tewfiq