Plusieurs épidémies pour le prix d’une
Au Congo-Kinshasa, c’est le remède qui risque de tuer le malade
« Une grande Simba, bien fraîche s’il vous plaît ! » Accoudé à la balustrade du Lac Kivu Lodge, j’allume une cigarette en attendant ma bière. Je dois l’avouer, je suis un peu fébrile ce soir. Nous sommes à la mi-mars. L’atmosphère est douce mais il n’y a presque pas de clients. Seulement trois autres Français, tout aussi excités que moi, dans l’ambiance tamisée d’une terrasse chic à l’Est de la République démocratique du Congo (RDC). Nous attendons impatiemment de voir la tête de Macron apparaître sur l’écran fixé au mur.
Quelle ironie du sort ! Cela fait un an et demi que nous, journalistes, humanitaires, chercheurs, engloutissons des cocktails sur cette terrasse, les yeux dans le coucher de soleil, à deviser sur les morts d’Ebola. Entre deux bouchées de risotto aux cèpes, nous nous indignons de l’inintérêt de l’Occident pour cette épidémie qui a tué en vingt mois plus de 2 000 personnes dans d’horribles souffrances, ici, dans les Kivus. Un coin d’Afrique aux paysages de montagnes enchanteurs, mais qui semble damné depuis le génocide des Tutsis au Rwanda voisin en 1994. Cet épisode sanguinaire a enfanté un nombre incalculable de conflits armés, d’épidémies et de crises humanitaires au milieu desquelles les habitants de l’Est du Congo slaloment encore pour survivre – vingt-six ans après.
« Nous sommes en guerre ! » Macron vient d’entrer en piste. Je m’étouffe dans ma fumée de clope en entendant l’anaphore martiale d’un enfant du monde Uber 2.0 qui ne connaît rien au quotidien de la guerre. Les quatre Frenchies que nous sommes l’insultons copieusement par-dessus le clapotis des vagues qui caressent le ponton de notre restaurant. Ce soir, vu de Goma, la capitale de la province du Nord-Kivu, j’ai un peu l’impression que les pôles se sont inversés. J’ai ce sentiment honteux en moi de « Ah ! Maintenant c’est vous qui galérez ! » C’est moche, mais c’est peut-être parce que j’ai tout le temps l’impression que le monde entier se fout gaiement de toutes les misères d’ici. Oui, il m’arrive d’être content de me dire que ça déconne aussi de l’autre côté. Du côté riche, du côté prétentieux du monde. Du côté qui se sent invincible. Du côté d’où je viens.
« Voilà Monsieur Alexis. Votre bière, Monsieur Alexis. » Dans son costume de majordome, le serveur me tend religieusement la bouteille givrée. Ni lui ni ses collègues ne sont vraiment bousculés par le discours de notre jeune président va-t-en-guerre. À dire vrai, ils sont plutôt hilares de voir tous ces bazungu (les Blancs, en kiswahili) affolés. Pour eux, enfants des pays pauvres, enfants du « tiers monde », dépouillés de leur humanité et transmués en statistiques dès lors qu’ils enfourchent un Zodiac crevé sous le feu libyen, c’est plutôt cocasse de voir les fiers dirigeants de l’Occident, donneurs de leçons depuis des temps immémoriaux, perdre la face en se contredisant à chaque point-presse devant les télés du monde. Ce soir, nos serveurs sont plus préoccupés par de possibles fusillades sur le trajet du retour à la maison ou par la santé d’un de leurs enfants encore frappé par la malaria, que par les mesures de confinement qui fleurissent en Europe. Ils en ont vu d’autres, des crises, dans la région. Et ils continuent d’en subir – et des plus structurelles et des sauvagement mortelles.
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Ce soir-là, le SARS-CoV-2 paraissait encore bien loin de Goma et de la région des Grands Lacs (Ouganda, Rwanda, Burundi, Est de la RDC). Pourtant, il accaparait déjà notre espace mental, nourrissant nos fantasmes et nos peurs. C’est que les médias « internationaux », prisme déformant de la vie de notre espèce sur Terre, n’avaient déjà plus que cet unique mot dans leur dictionnaire : coronavirus. Et nous, tout en sirotant des gin and tonic dans la brise du lac, suivions hypnotisés la litanie macabre des morts au nord de l’Italie et à Madrid.
Comme drogués, les pupilles rivées sur Trump, Johnson et Macron, nous n’étions pas en train de documenter les aventures du bacille virgule (agent pathogène du choléra) dans les alpages verdoyants du Masisi. Pourtant, à moins de trois heures de piste boueuse de notre Lac Kivu Lodge, il en vidait des intestins de gosses, entassés sous des bâches plastiques, après avoir fui les combats de leurs grands frères. Pas de point-presse ni de caméra non plus dans les centres de santé du territoire d’Aru, quelques centaines de kilomètres plus au nord. Dans la steppe assommée de soleil, à deux pas du Soudan du Sud, un morbillivirus – lointain cousin des coronavirus, responsable de la rougeole – emportait les enfants par dizaines.
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Depuis un an et demi, la rougeole besogne donc tranquille, à l’abri des regards, tuant méticuleusement les plus jeunes qui ont le malheur d’échapper aux campagnes de vaccination. Quelques organisations humanitaires tentent bien d’acheminer, à dos de moto, des lunchs-boxes isothermes contenant quelques centaines de milliers de vaccins aux quatre coins du pays. Mais pour ces campagnes-là, les ONG manquent de moyens : la rougeole, ça n’est pas vendeur. Au vrai, médias et bailleurs de fonds occidentaux s’en tamponnent un peu.
C’est que dans le vaste univers des crises sanitaires, il est des maladies sexy et d’autres qui ne le sont pas. « Les financements dépendent beaucoup de l’impact que peut avoir telle ou telle épidémie sur les pays bailleurs », explique un employé de la Banque mondiale en Afrique centrale. Préférant garder l’anonymat, l’homme enchaîne en prenant l’exemple de la lutte contre le virus Ebola, qui a bénéficié d’une couverture journalistique et de financements majeurs : « La vraie motivation derrière, c’était quand même qu’Ebola aurait pu atteindre l’Europe ou les États-Unis. C’est ça qui fait peur ! Et c’est donc beaucoup plus facile de convaincre les parlements dans les pays qui donnent beaucoup d’argent pour qu’ils donnent encore plus afin de prévenir une pandémie globale. »
Autre aspect du problème : comme la « générosité » occidentale a ses limites, pour habiller Paul il faut souvent déshabiller Pierre. Ebola a donc trusté des fonds auparavant utilisés pour lutter contre d’autres maladies moins spectaculaires, plus « banales » mais néanmoins ravageuses. Le Covid-19 jouera-t-il le même rôle délétère ? Beaucoup le craignent.
Une chose est sûre : l’actuelle foire d’empoigne sur le marché des matériels de protection individuelle n’arrange rien. La France, pourtant établie du bon côté du monde, en avait fait les frais fin mars. Elle s’était fait squeezer à la dernière minute par les États-Unis qui, semble-t-il1, rachetaient cash les stocks de masques destinés à d’autres, directement sur les tarmacs des aéroports chinois. Or, que pèse-t-on à la criée médicale de Shenzhen ou de Zhengzhou quand on s’appelle République démocratique du Congo, Niger ou Gambie ? À peu près rien du tout.
Fin mai, Médecins sans frontières (MSF) a donc appelé « de toute urgence » à la régulation de ce marché déloyal « afin d’assurer une distribution plus équitable du matériel médical ». Coordinatrice des urgences de l’organisation en RDC, Trish Newport insiste : « Les équipements de protection individuelle, tels que les gants et les masques, ne sont pas seulement utilisés pour faire face à la pandémie de Covid-19. En RDC par exemple, MSF répond actuellement à de nombreuses situations d’urgence, notamment l’épidémie de rougeole en cours et le grand nombre de personnes qui ont été déplacées par les violences. » Même quand il s’agit de traiter des maladies courantes comme la malaria et les diarrhées, ces équipements sont nécessaires « pour assurer la sécurité du personnel et des patients ».
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Le 30 mai, la République démocratique du Congo comptait officiellement 3 070 cas confirmés de contamination au coronavirus, pour 72 décès. Des chiffres certainement sous-estimés, puisqu’il n’existe pour tout le pays – grand comme quatre fois la France – qu’un seul laboratoire en capacité de procéder aux tests. La situation générale ne fait toutefois guère de doute : ici, l’épidémie est incomparablement moins virulente que, par exemple, chez l’ancien colon belge. De Kinshasa à Lumumbashi, plus que le poison, c’est l’antidote qui risque de mettre le pays à mal.
Sur le plan des libertés publiques, les couvre-feux nocturnes qui sévissent depuis fin mars dans certaines régions font les choux gras d’une police souvent violente et corrompue. La fermeture des frontières, elle, représente un double coup dur. D’une part, les approvisionnements en médicaments et matériel médical, déjà laborieux d’habitude, risquent d’arriver au compte-goutte et avec un coût de transport exorbitant. D’autre part, l’économie est dans le rouge : les importations de denrées alimentaires et les exportations de minerais (principale richesse du pays) connaissent de graves difficultés. En cette fin mai, bars et restaurants gardent porte close tandis que les transports restent perturbés. « Ici, les restrictions liées au Covid pourraient être pires que la maladie elle-même, s’alarme une responsable humanitaire basée au Nord-Kivu. Beaucoup d’entreprises sont fermées et à cause des mesures beaucoup de gens ne peuvent plus travailler. À Goma, le prix de la nourriture a beaucoup augmenté. Les effets se voient beaucoup plus vite ici que, par exemple, en Europe, où les gouvernements peuvent toujours un peu aider avec de l’argent si tu as perdu ton emploi. »
Autre problème, d’ordre médical : le renoncement aux soins. Selon MSF, beaucoup de patients de la province de Kinshasa, qu’ils soient touchés par la rougeole, le paludisme ou le VIH, arrêtent de fréquenter les structures de santé de peur d’y attraper le coronavirus.
Conclusion globale de Karel Janssens, le chef de mission belge de MSF à Kinshasa ? « La situation sanitaire est gravissime. »
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Flashback. Aéroport de Goma, le 27 avril. Je traîne péniblement ma valise en direction du comptoir d’enregistrement. Derrière mon masque FFP à 1,5 dollar américain – plus que le revenu journalier moyen en RDC2 – je scrute les logos sur les tee-shirts des passagers qui m’entourent. Toute la planète humanitaire est là. Sauve qui peut ! Chacun rentre chez soi, essentiellement en Europe et en Amérique du Nord. Ce vol charter, dérogatoire à la fermeture générale des frontières, a été affrété spécialement pour nous – le prix du billet est tellement indécent que je le tairai ici. Les vols réguliers avaient été suspendus fin mars et un vent de panique avait alors remplacé la brise du lac : dans la communauté « expats », certains se sont dit que la situation pouvait salement dégénérer si l’épidémie frappait fort le pays. Il valait mieux décaniller. D’autres n’ont pas eu le choix : leur employeur ou leur ambassade ne voulait pas avoir à les gérer en cas de crise sécuritaire sévère causée par la crise sanitaire. D’autres encore avaient tout simplement besoin de rejoindre leurs proches dans tel ou tel pays d’Occident copieusement amoché par la pandémie.
Loin de moi l’idée que nous soyons tous essentiels au Nord-Kivu, mais à cet instant-là, cette vision des Blancs qui déguerpissent a quelque chose d’un peu inquiétant pour la suite. D’autant qu’avec la fermeture des frontières, il risque de se passer un moment avant que les personnels médicaux formés et autres essential staff puissent revenir ici.
Notre charter est arrivé. En file indienne, face à la passerelle, nous n’en menons pas large. Dans nos tee-shirts blancs couverts de slogans bienfaiteurs, nous baissons les yeux sur le goudron brûlant. Est-ce notre révérence d’adieu au volcan Nyiragongo, qui crache, imperturbable, sa lave en bout de piste ? Ou notre propre lâcheté qui nous gifle la nuque ? Sensation désagréable d’être forcé à se regarder dans le miroir. Dans quelques heures, nous serons de l’autre côté des déserts d’Éthiopie et d’Égypte, et loin, si loin des déserts médicaux congolais. Ces centres de santé qui s’effondrent sous les pluies, ces pharmacies vides et ces milliers d’infirmiers sans moyens ni salaires : c’est peut-être ça aussi que nous fuyons, alors que la ville défile à toute vitesse à travers le hublot. Mais nous, journalistes, chercheurs, humanitaires, nous vivons des crises. Et au moment où le train d’atterrissage s’arrache enfin au bitume de Goma, une chose est sûre : tôt ou tard, nous reviendrons. Ici, même après le Covid-19, nous aurons du travail encore pour longtemps.
Le paludisme en force ?
Au niveau continental, les restrictions de circulation et autres perturbations liées à la lutte contre le Covid-19 inquiètent l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Dans une étude publiée fin avril, elle envisage neuf scénarios dans lesquels l’accès aux outils fondamentaux de lutte contre le paludisme serait perturbé dans 41 pays pendant la pandémie. « Dans le pire de ces scénarios, qui prévoit la suspension de toutes les campagnes de distribution de moustiquaires imprégnées d’insecticide et un recul de 75 % de l’accès aux antipaludéens efficaces, on compterait, selon les estimations, 769 000 décès dus au paludisme en Afrique subsaharienne pour 2020, soit deux fois plus que les chiffres de 2018 dans la région. Cela reviendrait à retrouver des taux de mortalité due au paludisme jamais vus depuis vingt ans. »
Vaccins : l’Afrique n’est pas une « terre de cobayes »
Le 1er avril dernier, deux pontes de la médecine sont en direct sur le plateau de LCI. Ils y discutent en toute décontraction des recherches sur l’utilisation du vaccin contre la tuberculose (BCG) pour prévenir la propagation du Covid-19. Et patatras ! Sans même s’en rendre compte, Jean-Paul Mira, chef du service de réanimation à l’hôpital Cochin – à Paris – lance un Scud à la face des Africains : « Si je peux être provocateur, est-ce qu’on ne devrait pas faire cette étude en Afrique, où il n’y a pas de masques, pas de traitement, pas de réanimation, un peu comme c’est fait d’ailleurs sur certaines études avec le sida, ou chez les prostituées : on essaie des choses parce qu’on sait qu’elles sont hautement exposées. Qu’est-ce que vous en pensez ? » Et Camille Locht, directeur de recherche à l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale) de répondre tranquillement : « Vous avez raison. D’ailleurs, on est en train de réfléchir en parallèle à une étude en Afrique avec le même type d’approches. Ça n’empêche pas qu’on puisse réfléchir en parallèle à une étude en Europe et en Australie. »
La séquence complète dure moins de deux minutes, mais de Rabat à Capetown, c’est un continent entier qui se lève contre les mots de Jean-Paul Mira, qui sonnent comme des relents nauséeux de l’ère coloniale. Sur les réseaux sociaux, des dizaines de milliers de citoyens, des stars de la musique et du foot et quelques hommes politiques africains hurlent leur rage de se sentir relégués au rang de rats de laboratoire. Macky Sall, le président du Sénégal, déclare par exemple que l’Afrique « n’est pas un no man’s land. Elle ne saurait, non plus, s’offrir comme terre de cobayes ».
Au-delà de la violence symbolique de tels propos, on peut s’inquiéter de leur effet sur l’acceptation sociale de la vaccination de manière globale. Mi-mai, Radio France International rapportait que les autorités sénégalaises notaient une baisse de fréquentation des centres de vaccination : « Certains parents ne veulent plus faire vacciner leurs enfants contre la rougeole, la poliomyélite ou encore la tuberculose. Ils expliquent vouloir refuser le test sur leurs enfants d’un supposé vaccin contre le Covid-19 par des médecins européens. »
1 « Une commande française de masques détournée vers les États-Unis sur un tarmac chinois », Libération (01/04/2020).
2 Selon la Banque mondiale, le revenu national brut par habitant en RDC est de 490 dollars par an.
Cet article a été publié dans
CQFD n°188 (juin 2020)
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Paru dans CQFD n°188 (juin 2020)
Par
Illustré par Alexis Huguet
Mis en ligne le 17.06.2020
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