Les charmes discrets de l’effet waouh en zone shopping
Are you experienced ?
L’expression est partout. Sur le site internet du Village de marques, qui promet « plus qu’une expérience shopping ». Dans les articles de presse reprenant l’argumentaire marketing et vantant « l’expérience à vivre »1. Dans la bouche de la directrice de l’endroit, Michela Frattini, qui se pique d’offrir « à tous une expérience de shopping unique dans un écrin hors du commun ». Et même – même – sur la petite bannière signalant de menus travaux dans l’une des allées proprement pavées du village : « Nous travaillons à améliorer votre expérience shopping. Veuillez nous excuser pour la gêne occasionnée. »
Griffes prestigieuses
Entre deux boutiques, Stéphanie, grosse doudoune rose sur le dos et plein de sacs siglés dans les mains, hausse de fins sourcils quand on lui pose la question : « Hein ? Mon expérience shopping ? Je sais pas... Je suis juste là pour acheter, j’aime bien la mode. » Et de s’engouffrer, tête baissée mais allure décidée, chez Calvin Klein, l’une des enseignes phares de ce Village de marques. Dans son sillage, une odeur de carte bleue fumante flotte encore sur la place de Provence, vaste cour ornée de quelques arbres en devenir, agrémentée d’innombrables bancs, et ceinturée d’uniformes maisons aux couleurs pastels et toits de tuiles. D’une façade l’autre, seul le coloris change. Et aussi le nom de la marque. Ici Ralph Lauren, là Hugo Boss. Et encore Armani, Printemps ou Tommy Hilfiger.
Pas les premières enseignes venues : la place de Provence est le vaisseau amiral du Village de marques, là où sont réunies les griffes les plus prestigieuses de ce centre commercial qui se refuse à en être un. Il en a certes toutes les caractéristiques, mais se prétend autre. Plus accueillant, beau, propre, sécurisé. Carrément mieux. Il suffit d’ailleurs de regarder le plan pour s’en convaincre. Quel centre commercial pourrait s’enorgueillir de faire passer ses clients des boutiques de l’avenue des Calanques (Levi’s, New Balance, De Fursac) à celles de la place des Alpilles (The Kooples, Zadig & Voltaire, Maje), en passant par l’avenue de la Crau (Benetton, IKKS, Karl Lagerfeld) ? Aucun. Faudrait voir à pas mélanger les torchons (ordinaires) et les serviettes (de luxe), plastronne Michela Frattini : « Nous ne sommes pas ces centres commerciaux constitués de plusieurs étages, […] où l’on a du mal à se repérer. Ici, nous voulons faire changer la vision du client sur le centre commercial. »2
Faux village, vrai commerce
Et la même de préciser, au gré d’une autre interview : « La particularité du Village de marques ? L’authenticité ! C’est un village avec une âme, un vrai lieu de vie avec sa place, ses platanes centenaires, ses jets d’eau et fontaines… »3 Michela Frattini n’a peut-être pas lu Debord. Mais elle en applique à la perfection l’amer constat : « Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux. »4 Un artificiel village clôturé à l’allure faussement provençale, sorti de terre en quelques années pour 120 millions d’euros, gardé par une armada de vigiles et regroupant une centaine d’enseigne de prêt-à-porter (plus ou moins) haut de gamme devient ainsi « vrai lieu de vie ». Et avec « une âme » ! Mazette, le joli tour de passe-passe. Qui réussit même à transformer de jeunes pousses plantées il y a quelques mois en « platanes centenaires »...
Pour en trouver de vrais, pourtant, il suffirait de faire deux kilomètres. Et de gagner Miramas-le-Vieux, petit village médiéval fondé en 964, joliment perché sur un mamelon rocheux. Mignonnes placettes, ruelles qui serpentent et se perdent, lavoir et église du XVe siècle : une vraie carte postale. Mais nulle enseigne Hugo Boss ou enfilade de boutiques – pour dire combien ce bled est ringard. Il en fallait bien un nouveau, qui donne à la marchandise la place centrale qu’elle se doit d’occuper. Qu’importe si la bourgade est factice : seule compte la vérité du commerce, promue essence du monde contemporain. « La seule liberté que les hommes sont encore à même d’imaginer : la liberté de choix devant les rayons des supermarchés », résumait il y a quelques années le groupe Krisis5. « Nous voulons créer l’effet waouh », lui fait aujourd’hui écho Michela Frattini.
Logique industrielle
Telle est ici la fonction de l’architecture : susciter un effet waouh. Dit autrement, inciter le client à ouvrir largement son portefeuille. « Pour que le village soit attractif, il faut qu’il invite le client dans un univers, explique son concepteur, Renaud Tarrazi6. La feuille de route, c’était de créer un village provençal. […] Nous nous sommes battus pour que tout soit construit en vérité des matériaux. » C’est joliment dit. Mais l’homme est aussi piètre architecte que menteur. Le site spécialisé ByBéton rétablit (sans le faire exprès) la juste mesure des choses, en faisant parler le cadre d’Eiffage qui a supervisé l’édification des bâtiments : « Le choix du mode constructif s’est rapidement porté sur la structure poteau-poutre en béton préfabriqué et dalles alvéolaires pour les planchers afin de s’inscrire dans une logique industrielle. »7
C’est mort pour « la vérité des matériaux », donc. Mais par contre, côté industrie, tout roule. C’est que le Village de marques de Miramas a été lancé par un cador du secteur : le groupe anglo-saxon McArthurGlen possède vingts structures semblables dans toute l’Europe, et prévoit d’en ouvrir cinq autres d’ici 2020. Toujours sur le même principe renouvelant le concept jugé trop vieillot du magasin d’usine : accueillir des enseignes de prêt-à-porter haut de gamme qui vendent à prix plus ou moins réduit (en général, 30 % moins cher) leurs invendus des années passées. Un marché très prometteur en France, à la traîne des autres pays européens en nombre d’implantations : le chiffre d’affaires de ces structures, estimé à 1,1 milliard d’euros en 2017, devrait continuer à grimper sévère.
« Ne dépensez pas trop »
Bref, c’est bingo-banco. Pour l’opérateur, McArthurGlen, qui table sur un volume de ventes annuel de 100 millions d’euros sur le seul site de Miramas. Et pour les marques présentes, qui écoulent leurs coûteux stocks d’invendus tout en réalisant de copieux bénéfices – la profitabilité au mètre carré serait ici le double de celle d’une boutique traditionnelle. Mieux, certaines enseignes augmentent encore ces marges en faisant spécialement produire des vêtements de moindre qualité que ceux vendus plein tarif8. Illégal, mais peu importe : ça rapporte.
Pour le consommateur, par contre, l’intérêt est moins flagrant. La page Google du Village de marques affiche certes 1 429 avis, très positifs dans leur majorité. Mais la plupart, reprenant les mêmes éléments de langage, sont si euphoriques qu’ils fleurent bon le faux commentaire. À l’image de celui laissé par « Aline Pierre » il y a un mois : « Lieu hyper agréable, bien fréquenté, on s’y sent en toute sécurité, c’est ce que devraient être nos centre-villes : propre, toilettes nickel et gratuites, pas de graffitis, pas de crottes de chien, pas de papiers dans les rues, pas de voitures, calme, no stress. […] Bref, enfin un peu de beauté et de bien-être. »
Croisé à la sortie de The Kooples, David, trentenaire à la petite écharpe façon minet, se montre moins enthousiaste. « Sérieux, t’as vu les tarifs ? C’est beaucoup trop cher. Même le café de Starbucks est hors de prix... » À tel point que le maire de Miramas, Frédéric Vigouroux, a prévenu les futurs clients lors de l’inauguration : « Ne dépensez pas trop. Dépensez juste assez pour vous faire plaisir, mais ne vous mettez pas dans le rouge. » T’inquiète, Fred, y a pas de risques…
1 « Miramas : ce village de marques qui veut être différent », article mis en ligne le 12/04/17 sur le site La Tribune-Paca.
2 La Tribune-Paca, ibid.
3 « Michela Frattini connaît le mode (d’) emploi », interview mise en ligne le 28/03/17 sur le site ToutMa.
4 La Société du spectacle, Gallimard, 1967.
5 Dans le Manifeste contre le travail, Léo Scheer, 2001.
6 La Tribune-Paca, ibid.
7 « Village de marques McArthurGlen », article mis en ligne le 25/05/17.
8 Sur le sujet, voir le reportage « Ventes privées, un marché de dupes ? », diffusé sur France 5 en 2011 et disponible sur Youtube.
Cet article a été publié dans
CQFD n°161 (janvier 2018)
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Paru dans CQFD n°161 (janvier 2018)
Par
Illustré par Jeremy Boulard Le Fur
Mis en ligne le 13.01.2018
Dans CQFD n°161 (janvier 2018)
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