Dérouler l’histoire du tapis

« Aller nulle part au plus vite » : histoire du tapis roulant

Des prisonniers, des ouvriers, des running gags, des expos universelles et Jane Fonda en guest‑star. On trouve de tout dans Les Chaînes sans fin – Histoire illustrée du tapis roulant (Zones, août 2023), et c’est bien.
Manège à plan incliné ou trépigneuse. Bibliothèque nationale de France.

Si l’idée lui est venue en contemplant une salle de fitness installée à l’étage au-dessus d’une officine de pompes funèbres, on saura gré à Yves Pagès de ne pas avoir trop concentré son propos sur le tapis de course, objet éminemment, et (trop) facilement, moquable, « comble d’un paradoxe in progress, sinon du ridicule : se déplacer en faisant du surplace ». Mieux valait en explorer la généalogie, et faire œuvre d’historien plutôt que de sociologue.

Yves Pagès inscrit son travail d’écrivain (et d’éditeur chez Verticales) au service d’une exigence : « la forme, celle que l’on invente, celle qui travaille sur les nuances, les ambivalences, les complexités1 ». Dans cet essai, il la place d’emblée sous le signe de « l’esprit d’escalier, erratique et digressif de l’écriture fragmentaire », qu’il agrémente d’une éclectique iconographie puisant dans les journaux, films et autres catalogues de manufactures. Point d’épopée donc, mais une succession de blocs sillonnant « les » histoires du tapis roulant, rebondissant temporellement entre les xixe et xxe siècles, car tout ce qui concerne le sujet s’y invente. Les trottoirs mouvants ou « cheminants » des expositions universelles ; les tapis de tri de charbon, d’ordures ou de courrier ; les escaliers mécaniques ; les premières machines permettant de courir sur place… En un court siècle, les bases illusoires du progrès sont posées, la suite ne sera qu’une longue litanie d’améliorations et d’implantations jusque dans nos usages les plus quotidiens : tapis des caisses de supermarché ou de course.

Mais avant ces avatars les plus contemporains, Yves Pagès s’attache avant tout à leur généalogie et prend soin de baliser les racines politiques, sociales et laborieuses du tapis roulant. Car la grande affaire de ces mécaniques, c’est le travail. Voici d’abord, la « trépigneuse » : des chevaux sur un plan incliné marchent au pas et activent divers instruments qui vont du fléau céréalier aux roues à aubes des bateaux du Mississippi. En pleine révolution thermo-industrielle saturée de vapeur, le cheval-labeur fait de la résistance.

Et si on remplaçait les canassons par de mauvais garçons ?

Du manège équin au moulin disciplinaire, il n’y a qu’un pas et c’est ainsi qu’au milieu du xixe siècle, pas moins de 200 établissements pénitentiaires anglais sont équipés de treadmill, soit des cylindres géants activés par des prisonniers gravissant, en faisant du surplace, des marches-leviers… De l’autre côté du piston, des broyeuses ou des pompes à eau et voilà « comment guérir les délinquants par l’apprentissage des habitudes du travail industriel ». Condamné pour « actes indécents » en 1895, Oscar Wilde en fut l’un des rouages. Le procédé connaîtra plusieurs variantes, au gré de ses répliques aux États-Unis et dans les colonies britanniques, pour un résultat identique, selon Michel Foucault, « […] produisant des individus mécanisés selon les normes d’une société industrielle2 ».

Ce qui donnera le la à l’étape suivante, plus connue : le tapis roulant devient l’un des piliers des usines des temps modernes – Charlie Chaplin, les écrous, tout ça – et transforme le travailleur en « subordonné de la machine ». Du fordisme aux plateformes Amazon, Yves Pagès reprend ce vaste pan de la servitude ouvrière, avec force exemples et digressions, empruntant à différents registres artistiques où l’on croise le docteur Destouches (avant Céline), Diego Rivera et autres futuristes italiens. Et de rappeler que les premiers tapis de lignes d’assemblage des usines Ford eurent pour source inspirante les chaînes de dépeçage des abattoirs de Chicago, aussi surnommées le « chemin de fer de la mort »… On va moins faire les malins au Basic Fit du quartier.

Par Frédéric Peylet

1 Entretien paru dans Télérama (24/02/2008), en ligne.

2 Surveiller et punir, Gallimard, 1975.

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CQFD n°224 (novembre 2023)

Sidérés. Par les milliers de morts, les bombardements, l’ouragan de haine, de désinformation et d’indignation sélective qui ont accompagné la guerre au Proche-Orient et la guerre entre Israël et les factions palestiniennes. Voilà ou nous en étions, en essayant de concocter ce numéro 224 de CQFD. Alors, comme début d’une réflexion, on a donné la parole au collectif juif décolonial Tsedek ! et on est allés faire un tour dans les manifs pour la Palestine. Dans nos pages, aussi des nouvelles de Marseille, toujours autant vampirisée par la plateforme AirBnb, mais qui s’organise pour lutter contre. On y propose aussi un suivi du procès des « inculpés du 8 décembre » et ses dérives, on y dézingue les « ingénieurs déserteur ». Côté chroniques, #Meshérostoxiques interroge l’idole de jeunesse Sid Vicious, #Dans mon Salon fait un tour au Salon des Véhicules de Loisirs et #Lu Dans nous donne à lire les anarcho-communistes allemands.

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