Quand je lui ai annoncé qu’on pensait quitter X (feu Twitter), Herr Fluss, notre pétulant ex-secrétaire de rédaction, a haussé de vigoureux sourcils dubitatifs. Pas convaincu, l’ami : « Vous voulez vraiment perdre cette visibilité ? » Il faut dire qu’il connaît par cœur notre écosystème de bric et de broc, notre difficulté à exister dans un système médiatique hostile, les kiosques qui s’étiolent et nos horizons de diffusion pas folichons. Alors oui, déserter Twitter et nos 16 000 abonnés pour des équivalents libres (Mastodon) ou moins craignos (Bluesky) à l’audience limitée, ce n’est pas une évidence. Mais au vu de l’évolution de X sous la houlette du libertarien raciste Elon fucking Musk, rester s’apparente de plus en plus à une compromission insupportable – et politiquement contre-productive.
Au menu des twittos politiques dans notre genre : l’acceptation des algorithmes de hiérarchisation, la focalisation sur les likes et les « retweets », et surtout l’enrégimentement tacite dans ce capitalisme de prédation de l’attention qui constitue désormais l’alpha et l’oméga des réseaux sociaux. Dans le processus, on facilite aussi la dérive sécuritaire d’un État accro aux données, ravi de nous voir emprunter ces autoroutes numériques si balisées : « La centralisation de l’économie politique des moyens de communication est une aubaine pour le pouvoir », rappelle le militant et chercheur Félix Tréguer dans sa Contre-histoire d’Internet (2019) [1].
Il paraît loin, le temps de la naïveté numérique, quand internet semblait possible utopie, grouillant d’initiatives politiquement excitantes. Rappelons que les débuts du net hacktiviste étaient aux antipodes de ce que les chercheurs Mathias Klang et Nora Madison désignent comme une « domestication » de l’engagement politique sur internet [2], avec quasi disparition de la désobéissance civile par le hack. L’idée dominante d’alors : décentraliser, cisailler la verticalité, fournir les outils pour s’affranchir de l’État et des logiques capitalistes. À cet égard, relire la « Déclaration d’indépendance du cyberespace », rédigée par le militant John Perry Barlow en 1996, donne envie de crever dans une peluche mitée, tant l’objectif affiché de s’affranchir de toute forme de pouvoir ou de repli identitaire semble lointain.
Mais il y a bien eu bascule, jusque dans nos réseaux. Une défaite ainsi résumée par Félix Tréguer : « En délaissant les infrastructures militantes et communautaires […] pour aller sur des services gratuits et “là où sont les gens”, c’est-à-dire sur ces infrastructures massives édifiées par les champions du capitalisme de surveillance, les groupes militants ont peut-être gagné en capacité de mobilisation. Ils ont à coup sûr perdu en autonomie médiatique. »
« Medium is message », écrivait dans les années 1960 le philosophe des médias Marshall McLuhan, postulant que la nature du média utilisé pour diffuser un message était tout aussi importante que le message lui-même. C’est le sens de notre désertion tardive [3]. Avec en tête cette remarque d’un twittos joliment nommé NaziPunksFuckOff, qui récemment nous enjoignait à décamper en arguant qu’on gagnerait en qualité ce qu’on perdrait en quantité. Donc voilà, on te dit merde, Elon, VA TE FAIRE CUIRE LE CUL SUR MARS. Et si jamais ça ne marche pas, si Mastodon et Bluesky se révèlent eux aussi vérolés à l’usage, on pourra reprendre les mots concluant l’ouvrage de Félix Tréguer, ex-partisan passionné d’un web utopique, désormais sans illusions : « Ce qu’il nous faut d’abord et avant tout, c’est arrêter la machine. »
[/Par Émilien Bernard/]