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Abandon et fraude nourricière


paru dans CQFD n°95 (décembre 2011), rubrique , par Momo Brücke
mis en ligne le 10/02/2012 - commentaires

Les violentes transformations économiques du XIXe siècle ont radicalement changé le paysage social des pays occidentaux. L’exode rural qui les accompagne a introduit un nombre considérable de « sauvages » dans les cités. Face à cette désorganisation sociale sans équivalent, les classes dirigeantes, effrayées, ont essayé à la fin du siècle de recréer une morale, un lien social que leurs révolutions technologiques successives étaient en train d’anéantir. L’idée d’une solidarité organisée par l’État, déjà évoquée en 1789, ressurgit. Celle-ci va s’appuyer sur une Administration obsessionnelle qui n’aura de cesse de distinguer les méritants des « parasites ». En voici un exemple, à travers une petite histoire des enfants trouvés.

Au XVIIIe siècle, la mort hantait le perron des églises dans des bassins en marbre ou en pierres, dans des couchettes de bois recouvertes de paille – humbles berceaux où l’on déposait les enfants que les familles ne pouvaient pas assumer. Le nouveau-né abandonné là périssait de l’action funeste de l’air et des intempéries avant que quiconque ne vienne le recueillir. Pratique anonyme de l’abandon que ne permettaient pas les hospices, où on laissait l’enfant au vu et au su de tous. Afin de remédier à ces « morts honteuses », un décret impérial « concernant les enfants trouvés ou abandonnés et les orphelins pauvres » est promulgué en 1811. Il impose la généralisation, dans chaque hospice, d’un dispositif technique, le « tour » : cylindre en bois vertical, tournant sur lui-même, fermé d’un côté et creux de l’autre. On dépose ainsi l’enfant en toute discrétion, sans aucun contact avec le personnel de l’hospice. Lamartine en parlait comme d’une « ingénieuse invention de la charité chrétienne, qui a des mains pour recevoir, et qui n’a point d’yeux pour voir, point de bouche pour révéler ! » [1] Les femmes qui nourrissaient les enfants des hospices recevaient un salaire, et avec cette anonymisation de l’abandon, un usage populaire important se développe tout au long du xix e siècle. De nombreuses mères parviennent, par divers contacts, à suivre la trace de leur enfant et à le récupérer tout en se faisant payer en tant que nourrice. Ce phénomène se répand si intensément que l’Administration décide de s’en préoccuper.

Une première digue préventive arriva du ministère de l’Intérieur en 1827 pour empêcher toute connivence entre les « messagers » et les nourrices. Car c’est l’arrangement avec les messagers (responsables du transfert des enfants de l’hospice aux nourrices) qui permettaient aux mères de récupérer leurs enfants. La circulaire préconise l’échange des enfants d’un hospice avec celui d’un autre département. À certains endroits, à l’annonce de cette mesure, des mères viennent rechercher leurs enfants à l’hospice, tandis que le nombre d’abandons baisse. La lourdeur logistique et financière de l’opération met rapidement un terme à cette mesure. Une idée germe alors chez les administrateurs de l’assistance publique : mettre en place des bureaux ouverts, au lieu des « tours ». Après une gestion aveugle des entrées et des sorties des enfants, un patient travail de consignation des enfants déposés dans les hospices est amorcé. Les bureaux ouverts ne feront pas d’autre publicité que l’inscription muette sur un registre (consigner le nom des personnes venant déposer les nouveau-nés, et celui de la mère). Cette mesure permit de réduire le nombre d’usages « frauduleux » qu’avait introduit le « tour », et d’organiser un système de secours aux familles les plus démunies : après enquête administrative, les mères peuvent recevoir une aide financière pour au moins un an. Pour conjurer la fraude, on passe d’un système d’assistance « aveugle » qui s’exerce dans des lieux spécialisés, à une aide financière et médicale accordée directement aux familles. La question se pose alors de savoir à qui l’attribuer. Cette mesure ne va pas sans un contrôle individualisé et entraîne une immixtion de l’État dans les foyers. Dès lors que cette aide est instituée, elle est en droit de s’étendre à toutes les mères en grande difficulté – qui n’avaient pour autant pas toutes recours à l’abandon d’enfants. Mise en place chaotique de ce qui donnera naissance, au début du XXe siècle, aux allocations familiales.


Notes


[1J.-F. Terme, J.-B. Montfalcon, Histoire des enfants trouvés, Paris, Paulin, 1840. Voir aussi Jacques Donzelot, La Police des familles, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1980.



3 commentaire(s)
  • Le 13 février 2012 à 02h11, par cedric -

    bonjour je tenais juste à compléter le tableau (un peu sordide )des enfants et de leurs devenir à cette époque (même si on recrée pareil mais denommé differemment )en citant un trés bon livre de Marie Rouanet "les enfants du bagne"(edition Payot) qui explique clairement comment été revendu ,détenu et mis au travail forcé ,pour l’enrichissement du propriétaire de la maison de correction (souvent homme d’église ),des enfants abandonnés ou simple chapardeurs de pommes. Je ne vais pas reécrire le livre donc je laisse à chacun de se documenter mais j’insisterais sur le parallèle avec notre système actuel qui a instauré des EPM (Etablissement penitentiaire pour mineurs ) depuis 2007 qui disposent d’un budget colossal (rapport au nombre d’enfants)mais sous exploité (budget qui pourrait d’ailleurs être alouer à de la prevention et/ou éducation ),et qui n’ont pour résultat qu’un taux de suicide ou tentative de suicide élevé ainsi que de viol(par des éducateurs) ,de la nourriture insuffisante (préparés par une "grande" marque des établissements Sodexho ),du personnel sous qualifiés et sans projet d’établissement à cela il ne manque que le travail forcé et on fait un bond de 200 ans en arrière . A croire que l’on a rien appris depuis. Je ne parlerais pas de la relation entre les maisons de correction et le système éducatif actuel car on pourrais en faire un livre mais les bagnes ont été une grande inspiration pour nos dirigeants académiques qui se retrouvaient avec une éducation obligatoire instaurée mais aucune source d’exemples passés qui n’a perduré assez et aussi longtemps que ces maisons de corrections. merci et bonne continuation

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    • Le 15 février 2012 à 12h35, par Momo Brücke -

      Oui, c’est un point dont j’aurai aimé parler dans ce trop court article. Alors, je rajoute vite fais quelques notes là-dessus... sans plus les développer.

      Au début du XIXe siècle, les enfants trouvés sont une main-d’œuvre gratuite qu’il est bon de mettre au travail. Le législateur le sait bien : "le travail c’est la santé", et laisser pourrir un enfant dans un hospice c’est lui être nuisible à tous égards : au niveau de la santé, du sens pratique et de son avenir. C’est pourquoi il leur importe de mettre au travail agricole ses bras dont l’administration dispose. L’inspiration première est économique : une prise en charge coûte cher et dès que l’enfant est en âge de travailler (vers 12 ans), il faut qu’il se mette à l’ouvrage afin de ne plus être un poids pour l’État.

      Mais l’autre point important, c’est la question de la dette. Dès le berceau, l’enfant est endetté auprès de l’État : ayant été élevé à la charge de celui-ci il est entièrement à sa disposition (Art. 16 du décret concernant les enfants trouvés ou abandonnés et les orphelins pauvres). C’est la marine qui est prioritaire pour les enrôler en tant que mousse. Si à l’âge de douze ans l’État n’a pas encore disposé d’eux, ils doivent partir en apprentissage : les garçons chez les laboureurs et les artisans ; les filles dans les manufactures ou autres couturières (Art. 17). Ni le "maître", ni l’apprenti ne touchent d’argent : celui-ci travaillera gratuitement pour son "maître" contre un coin pour dormir et un peu de nourriture et ce... jusqu’à l’âge de ses 25 ans (Art. 18). À moins que l’armée vienne mettre un terme à son contrat d’apprentissage.

      Pour les infirmes et autres estropiés qui ne pourraient pas trouver un apprentissage en dehors de l’hospice, il est prévu de mettre en place des ateliers afin de les occuper... et, surtout, de produire de la valeur afin d’alléger leur éternelle dette envers l’État.

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