De Sidi Bel-Abbès à Marseille, itinéraire d’un apôtre du raï
1, 2, 3 Nuages
« Ah, c’est toi ? Tu tombes bien, on est en train de répéter. Entre, fais comme chez toi. » Tongs aux pieds et sourire aux lèvres, Momo reçoit dans le petit cagibi qui lui tient lieu de salle de répétition, au rez-de-chaussée de la Réquis’, un squat du 1er arrondissement de Marseille. Minuscule, la pièce est encombrée d’objets aussi divers que volumineux appartenant aux autres habitants du lieu – frigo, machine à laver, poussette, matelas, etc. Pas grave : lui et son ami Hamid ont quand même trouvé le moyen de caser un tabouret, un synthétiseur Korg et une petite chaise lui faisant face. Momo peut ainsi répondre aux questions du plumitif en visite sans cesser de surveiller les exercices au clavier de son ami, lequel apprend les bases de l’accompagnement raï. Prof attentif, il intervient quand l’autre perd le rythme : « N’oublie pas qu’en temps normal, tu es censé donner le ton aux autres musiciens ! »
Momo est un type affable et gentil, le cœur sur la main. Dans ce squat du 3, rue Socrate, sa présence est gage de tranquillité tant il s’investit au quotidien, s’inquiétant pour les ennuis des uns et des autres, veillant au grain nocturne, endossant le costume de diplomate quand le ton monte. Une crème. Le contraste avec son passé est pourtant si marquant qu’il pourrait en concevoir une certaine aigreur. Pas son genre. Celui qui en Algérie était connu sous le nom de Cheb Mokhtar accepte son sort avec stoïcisme. Il a beau végéter actuellement sans papiers ni revenus fi xes, il reste enthousiaste quand il raconte les belles années, les grands noms côtoyés. Il a ainsi connu les trois « Cheb » les plus célèbres, Khaled, Mami et Sahraoui. Mieux : il a brièvement chanté avec les non moins légendaires Raïna Raï, groupe spécialisé dans le métissage musical – raï traditionnel, rock, musique gnaoui – qu’il a également célébré via une autre formation, Raïna Hak. Dans ses années de « gloire », il s’est produit à la télévision nationale et a chanté sur les scènes de stades pleins à craquer. Qu’importe si aujourd’hui il galère : il lui reste ses souvenirs. Et sa dévotion musicale.
Momo est catégorique : s’il y a un lieu qui a compté dans l’histoire du raï, forgé les bases d’un répertoire appelé ensuite à se diversifi er, c’est bien sa ville d’origine, Sidi Bel-Abbès. 200 000 habitants, à 80 kilomètres au sud d’Oran, un temps surnommée « la Petite Paris » pour sa belle architecture. En Algérie, tout le monde ne partage pas son avis, certains posant la proche Oran comme la Mecque du raï. Un sacrilège, pour Momo : « Là bas on ne chante pas de la même manière, c’est plus frivole. Les chanteurs oranais sont d’ailleurs incapables de chanter le raï de Sidi Bel-Abbès. » Pour illustrer ses propos, il cite notamment Cheikh Ahmed Zergui, l’un des premiers rois du genre et son voisin quand il était petit : « Il est toujours chanté aujourd’hui, alors qu’il est mort il y a plus de trente ans, en 1983. C’est grâce à lui et à ses chansons que Khaled est devenu une star. »
La « patte » musicale de Sidi Bel-Abbès ? L’ajout d’une guitare électrique, que Momo défi nit comme la « reine » de tout groupe raï qui se respecte. C’est dans les années 1960 que l’instrument s’est imposé, ouvrant la voie à des formations telles que celle du légendaire guitariste Lotfi Attar, Raïna Raï. Lequel groupe n’hésitait pas à proclamer en 1985 sur son titre phare Ya Zina : « Ô fi lle magnifi que, sache que l’art et le raï sont issus de Bel-Abbès 2. » On ne saurait être plus clair.
Ayant vu le jour en 1973, Momo fait partie des vagues plus tardives du genre. Qu’importe : il revendique pleinement cette fi liation, encense fi èrement ses prédécesseurs. Lui a connu une ascension linéaire : « C’est au lycée que ma voix a été remarquée. Je chantais dans une chorale et tout le monde m’encourageait à me lancer dans le raï. Alors j’ai commencé à répéter, à travailler d’arrache-pied. J’ai d’abord joué dans les mariages et les bals, à une période politiquement compliquée, vers 1995, quand il fallait un certain courage pour sortir jouer en raison des menaces intégristes 3. Au fil du temps, j’ai fait mon trou, jusqu’à obtenir une certaine reconnaissance. »
Son leitmotiv ? un musicien ne peut compter que sur trois choses : le boulot, le boulot et le boulot. Encore aujourd’hui, il insiste sur la nécessité d’une formation musicale carrée, axée sur la rigueur et la totale dévotion à son art. « Quand j’ai commencé avec un premier groupe, j’étais très jeune et ils m’ont vraiment cassé la tête en me forçant à travailler comme un fou », se souvient-il. « C’est ainsi que j’ai appris la rigueur, les bienfaits des répétitions, la capacité à se comprendre parfaitement avec les autres musiciens. »
Voilà pourquoi il ne se reconnaît pas vraiment dans le raï algérien actuel, éloigné de ses propres canons : « Aujourd’hui, c’est trop facile, tu fais tout avec un clavier en deux minutes et tu mets ça sur YouTube dans la journée. Avant, pour espérer un jour enregistrer, il fallait un orchestre, faire ses preuves, répéter tous les jours. » Et de citer fi èrement cette phrase que le grand chanteur malien Salif Keïta leur aurait lancée, du temps de leur splendeur : « Votre groupe, c’est une vraie machine. »
Au fil du récit, Momo sort régulièrement son smartphone pour lancer des vidéos musicales illustrant ses propos. Sur l’une d’elles, tournées à l’occasion d’une émission télévisée, on le voit chanter avec le groupe Raïna Hak4. Engoncé dans une superbe chemise bleue électrique, dos à la mer, barbiche bien taillée, il entonne une version énergique d’un tube de Raïna Raï. Le morceau terminé, le présentateur donne la parole à un homme costaud et chauve, plus vieux. Leur manager à l’époque. Pointant l’écran du doigt, Momo s’enflamme : « C’est à cause de lui qu’on n’a jamais enregistré ! Lors de cette même émission, il a pourtant promis de nous faire entrer en studio très bientôt, un mensonge. En fait il préférait nous faire tourner tout le temps pour multiplier les cachets, je n’en pouvais plus. »
Car si le succès musical était bien là, la vie en Algérie n’était pas toujours rose. Momo gagnait peu d’argent, ses rêves d’album ne se matérialisaient pas et les ennuis s’accumulaient. Il a fi ni par tout plaquer en 2013, direction la France, là où avaient explosé Khaled, Cheb Mami and co dans les années 1990, au temps glorieux des Didi, Aïcha et autres 1, 2, 3 Soleils 5. Mais l’engouement était passé, les opportunités taries. « Ce n’est pas facile de trouver des engagements ici », explique- t-il, « surtout quand l’on n’a pas de papiers. Dans les petits lieux, on te propose 20 euros la soirée, sachant qu’il me faut emprunter les instruments. Ce n’est pas viable. »
Il n’empêche : Momo se veut confiant, continue à composer des chansons pour le moment où sa chance se présentera derechef. Car il y croit mordicus : elle repassera. De toute manière, ses ambitions sont modestes : « Être une star ne m’intéresse pas. J’aimerais juste faire passer un message, défendre le vrai raï de Sid Bel-Abbès via un album. Ensuite, je voudrais transmettre mon expérience en étant manager pour des petits jeunes, quelqu’un qui les encouragerait vraiment sans promettre du vent. » Évoquant sa situation actuelle, il rappelle que Khaled a connu les mêmes galères à l’époque où il a débarqué à Marseille, avant d’exploser aux yeux du monde : « Les gens se moquaient de lui quand il se produisait dans des bars en France. Et regarde les sommets qu’il a atteints ! »
1 « Marseille : Occupy la psychiatrie », CQFD n° 148 (novembre 2016).
2 En VO, cela donne à peu près cela, si Internet ne se moque pas de moi : « Ya Zina, el fen oua raï khardjine mel Bel-Abbès. »
3 En septembre 1994, Cheb Hasni, « le Rossignol du raï », était ainsi assassiné à Oran dans des circonstances obscures.
4 Formation née des cendres de Raïna Raï.
5 Groupe de circonstance formé par trois stars du raï en 1998 : Khaled, Faudel et Rachid Taha.
Cet article a été publié dans
CQFD n°150 (janvier 2017)
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Paru dans CQFD n°150 (janvier 2017)
Par
Illustré par Kalem
Mis en ligne le 06.11.2019
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