Brèves du dossier « Mauvaises Langues »

Par Plonk & Replonk

Baleinié

Vous connaissez Le Baleinié, dictionnaire des tracas (éditions Points), cet admirable petit lexique de néologismes inventés par Christine Murillo, 
Jean-Claude Leguay et 
Grégoire Oestermann pour nommer différents désagréments de la vie quotidienne  ? Deux exemples  : « Plute  : prix oublié sur un cadeau » ou « Dédzézer  : songer qu’il est temps d’arrêter sa sieste ». D’autres mots sont apparus de manière incontrôlée par l’Académie, comme ce magnifique verbe  : « Procraféinier  : remettre une décision ou l’exécution de quelque chose après avoir pris son café ». A CQFD et parmi nos proches, nous avons récolté les mots inventés que nous utilisons quotidiennement. 
En voilà une sélection.

Accumoncellement : accumulation et amoncellement réunis. Ce qui fait beaucoup !

Abstrut : (n.m.) passage de texte qu’on comprend pas bien ce qu’il veut dire. 
(adj.) Qui pourrait être clarifié 
ou pas du tout.

Abolixer : feindre de connaître le latin quand on ne l’a croisé que par la lecture d’Astérix.

Barkolover : tenter d’exposer une idée scientifique ou politique compliquée en état d’ébriété avancée.

Bleau : judicieuse contraction des mots «  beau  » et «  bleue  » car dire «  beau bleue  », c’est pas facile. Ex : « T’as de bleaux yeux tu sais  ? » Variante  : « Les gars, sortez vos tonfas, on va leur coller des gros bleaux  ! » (Adjudant CRS Petipapon à ses hommes, peu avant d’aller sécuriser une manif lycéenne.)

Bouchoum-bouchoum (être) : mélange de « je ne suis pas dans mon assiette » et de « je suis un peu triste ».

Chamchater : (étym. arabe libyen) signifie taxer, gratter quelque chose à quelqu’un. Un chamchatte est un gratteur, un taxeur (de clopes, de briquet, etc.)

Chkarkay : Petits résidus secs accumulés autour des yeux au réveil, composés de liquide lacrymal, de mucus, de poussières et de cellules mortes, autrement appelés « cacas d’œil ».

Descriner (se) (variante : se descriner la gueule) : (verbe intr.) Chute d’un piéton plus occupé à mater l’écran de son smartphone qu’à regarder où il marche.

Débaroulades, débarouler : faire des roulades sur des pentes herbeuses.

Draculiser (se faire) : se faire ridiculiser par un vampire. (usage plutôt rare).

Faire le « mari pourri » (prononcer avec l’accent anglais « mawoui pouwoui ») : désigne un compagnon qui trompe sa femme et lui ment, 
qui abandonne sa famille, qui ne veut pas partager les tâches ménagères, etc.

Félobre : à prononcer avé l’accent, ça veut juste dire raide ou bourré. Ex : « Ouah putaing, je suis complètement félobre  » Usage limité à une petite ethnie affinitaire dans la région de Montpellier dans les années 90.

Foutard (être en)  : « Je suis en retard, mais je m’en fous ! »

Grenotter : grogner, râler mais pas trop fort quand même, juste pour exprimer un petit désagrément. S’utilise en particulier pour les bébés.

Moutte (n. f.) : se dit de l’état nauséeux post-cuite qui monte progressivement tout au long de la journée. Ex : « Je savais pas ce qu’il y avait avec ce rhum de la veille, mais j’avais une de ces mouttes ce jour-là  » (Capitaine Haddock, De quoi Tintin est-il le nom ?, éd. Libertalia, 1999)

Panaché : nom désignant une personne métissée. « Ma fille, c’est une petite panachée. »

Pantoufle : le mec ou la nana avec qui l’on reste en couple 
par flemme de changer.

Faire du spoute : c’est quand t’as envie de faire du sport, éventuellement un foot.

Strainss : angoisse irrationnelle de rater le départ de son train qui oblige le voyageur à se présenter très en avance et en sueur à la gare tout ayant oublié son billet ou ses enfants à la maison. Ex : « J’avais tellement le strainss que j’ai pris le train de la veille. » (Ma mère, Texto à mon fils, éd. des Familles, 2016)

Super-zu : un mec qui fait tout très bien mais qui est du coup très chiant.

Textaver : envoyer à une heure indue, dans un état inapproprié, un SMS inadapté à la mauvaise personne. Ex : « François, j’ai fait une connerie : cette nuit j’ai textavé Myriam en lui disant qu’elle est “la plus libérale des plus libérales de ses copines.” Et depuis, elle me regarde bizarre. » (Manuel V. )

La rédaction

Colonialisme : Comment dicter sa loi aux indigènes

En 1900, le bon Louis Machuel, directeur honoraire de l’Enseignement public en Tunisie et inspecteur général honoraire de l’Université, publiait chez Armand Colin1 un opus au titre ambigu : L’Arabe sans Maître. Pour qui aurait cru à un pamphlet à la Frantz Fanon, le sous-titre en page de garde dissipe tout malentendu : il s’agit d’un Guide de conversation arabe à l’usage des colons, des militaires et des voyageurs. « Un petit livre de poche permettant [à nos compatriotes] d’arriver à échanger quelques mots avec les indigènes », clarifie l’avant-propos. Comment ? En transcrivant phonétiquement l’arabe dialectal en caractères latins.

Avec le chapitre X, « Conjugaison de certains verbes d’un usage fréquent, expressions diverses », on pénètre au cœur de l’époque. « Le verbe zâd suivi d’un autre verbe traduit le mot encore. » Phrases pratiques : « Pourquoi n’avez-vous pas encore moissonné ce blé ? » – « Il ne veut plus travailler » – « Nous ne pouvons plus vous laisser entrer dans notre propriété ». Plus loin, « l’idée de “faire faire” peut se rendre aussi à l’aide du verbe amer, ordonner ». Exemple : « Le caïd fit mettre le voleur en prison. » Pour illustrer l’idée de réciprocité, trois propositions posent l’ambiance : « Ils se sont frappés » – « Ils se sont entretués » – et, finalement, « Ils se sont rencontrés ».

Au chapitre XV, « Conversations simples », le lecteur est mis en situation : « Mohamed, va me chercher des ouvriers dans le douâr. Amène six ouvriers, je leur donnerai 2 piastres par jour. Choisis des hommes travailleurs et tranquilles. » Puis, Machuel imagine cet édifiant dialogue : « – Ali, combien as-tu de journées ? – Je ne sais pas, monsieur, c’est toi qui inscris. Nous autres, Arabes, nous ne savons pas compter. – Je te dois 22 journées à 2 piastres, cela fait 44 piastres ou 26 francs 40 centimes. Je t’ai avancé 22 frs. Il te reste donc 4 frs 40. Les voici. – C’est bien, monsieur. Merci. – Compte bien pour ne pas me dire ensuite que je ne t’ai pas donné ce qui te revient. – Non, monsieur, vous en êtes incapable. Vous êtes un homme de bien ; vous ne voudriez pas faire de tort aux gens. »

Hormis la mentalité coloniale et les monnaies qui n’ont plus cours, ce langage n’est pas si martien : il colle de façon troublante à l’article 2 de l’actuelle loi Travail sur les négociations d’entreprise… Mais Sidi Machuel n’étant plus de ce monde, il ne pourra pas poser la question à un million de piastres : de quoi la loi El Khomri est-elle le nom ?

Par Bruno Le Dantec.

Par Etienne Savoye.

Notes sur La Langue vulgaire de Pasolini : S’éteindre pour se rallumer vers la fin des crépuscules

Le 21 octobre 1975, une dizaine de jours avant d’être sauvagement assassiné sur la plage d’Ostie, Pier Paolo Pasolini se trouvait dans les Pouilles, à Lecce. Invité par un groupe d’enseignants pour discuter des rapports entre les dialetti et l’école, il rage – comme dans ses Écrits corsaires et ses Lettres luthériennes – contre la tragique disparition des lucioles2 dans l’aveuglante lumière des projecteurs. Volgar’eloquio3 est la fidèle retranscription de cet échange.

Pour les lecteurs français qui, pour la plupart, n’ont que peu goûté aux dialectes et à leurs cultures, nous noterons que l’Italie est autre. Point de révolution unificatrice et uniformisante, comparable à ce que la France a connu. La standardisation culturelle s’est en effet opérée à travers l’émergence de la société de consommation. Pour Pasolini, les années 70 marquent une véritable rupture anthropologique caractérisée par l’entrée des dialectes et de leur monde dans l’ère de la survivance.

Le diagnostic de Pasolini est cinglant. On ne peut plus, nous dit-il, penser les langues vulgaires comme on le faisait dans les années 60 – dans une société « cléricale-fasciste » dont le pouvoir centralisé reposait uniquement sur la répression. Avant le tournant des années 70, il existait une culture pluraliste en Italie, une culture romaine, une culture sicilienne, napolitaine, frioulane ou encore piémontaise. « La culture italienne était ni plus ni moins qu’une abstraction, c’était une culture imposée par le haut, par les Piémontais avec l’Unité nationale ». Le florentin, pourtant élu « langue totalitaire et totalisante » n’a pas du tout pollué – « voilà, c’est le mot » – les dialetti, cœurs battants des cultures populaires.

Pourtant, Pasolini semble catégorique  : les langues vulgaires sont « destinées à n’être plus ». Condamnées à la survivance, tuées, à petit feu, par la culture de masse, par la société de consommation et le développement de ses instruments de diffusion  : la télévision et l’école. Le consumérisme « est parvenu à perpétrer des génocides du même ordre que ceux que le capitalisme a sans doute perpétrés en France […] à l’époque de Marx. » Lecteur de la Critique de l’économie politique, Pasolini sait qu’un nouveau type d’économie cherche avant tout à produire de nouveaux rapports sociaux. C’est en cela qu’il qualifie de « véritable fascisme » ce phénomène qui s’en prend aux langages, aux valeurs, aux gestes, aux corps du peuple.

Arpenteur des borgate4 romaines, il fait l’amer constat de la frustration des jeunes de ces quartiers face à l’impossibilité d’atteindre les modèles existentiels proposés par la télévision. Dans la balance, l’hédonisme marchand ne compensera jamais la destruction d’un monde et de sa culture  : « Le pire des maux c’est la misère du pseudo-bien-être ; ils sont maintenant bien plus pauvres qu’il y a dix ans, proportionnellement… » Avant d’ajouter, quelques minutes plus tard, « ce sont déjà des cadavres au regard de ce qu’ils étaient. Il me semble que leur destin historique est de vivre cet état de mort et ressusciter […], je ne sais pas quand, parce que je ne suis pas prophète ni ne veux l’être. »

Noir constat qui n’est pas sans rappeler sa funèbre lamentation de «  L’article des lucioles5 » où, pessimiste, il conclut à leur disparition. Pourtant, il perdure ici une lueur d’espoir. Pasolini, dans La Langue vulgaire, semble poser le problème de l’extinction des lucioles d’une autre manière, celui « de la lutte entre une culture que nous n’acceptons pas et une culture caduque. » Une façon, peut-être, d’appeler à dialectiser les cultures dialectales. Appel à trouver « un nouveau mode d’être libre », en dehors, ou plutôt en plus, des deux solutions habituelles que sont la muséification des dialectes et le séparatisme – à l’image des Basques ou des Irlandais. Quarante années après ce « génocide culturel », les lucioles survivent encore... Et tout reste à inventer.

Par Momo Brücke.

Turquie : petit précis de négation linguistique

« La carrière des idées et des sentiments transmet les cultures et les traditions ; c’est pourquoi ceux qui parlent la même langue partagent les mêmes aspirations, la même conscience, et la même mentalité », écrit Ziya Gökalp, en 1918, dans son ouvrage Turquifier, islamiser, moderniser. Principal idéologue de la nation turque, créée en 1923 suite au délitement de l’Empire ottoman, Gökalp défend une vision assimilationniste de la « turcité », fondée sur le partage d’une langue et d’une culture – et non du sang ou de la race.

Langue officielle de l’Empire ottoman depuis 1876, la langue turque est inscrite comme telle dans la première Constitution de la République de Turquie, en 1924. Dans les textes fondateurs de la nation, rien n’interdit formellement l’usage des langues autres que le turc, nombreuses sur le territoire (une trentaine). Pour cause, interdire reviendrait en effet à reconnaître, indirectement, des appartenances concurrençant l’identité nationale naissante, articulée autour de l’intention de « Türk yapmak » (fabriquer des Turcs).

Fervents défenseurs de la révolution kémaliste, les intellectuels Munis Tekinalp et Hamdullah Suphi mettent en pratique les thèses de Gökalp dans les premiers temps de la République. En 1928, Tekinalp rédige les « dix commandements » de l’homme turc, lesquels commencent ainsi : « Turquifie ton nom de famille », « Parle turc », « Prie en turc », « Turquifie les écoles ». Peu après, ce dernier organise des campagnes de propagande afin d’imposer la langue turque aux populations non turcophones dans les lieux publics – jusque dans les années 1960, certaines municipalités sanctionneront par une amende chaque mot prononcé dans une autre langue. Ces campagnes sont soutenues par des associations promouvant la culture nationale : les Foyers turcs, dirigés depuis 1924 et pendant 28 ans par Suphi, lequel estime que « notre nationalité est dans notre langue plus que dans toute autre chose. »

Très tôt néanmoins, la politique assimilationniste bute sur les revendications kurdes. La révolte de 1925, menée par Cheik Said contre l’avènement de la République et l’abolition du sultanat, marque le début d’une politique de répression localisée, notamment linguistique, dans les régions kurdophones. La même année est secrètement élaboré le Plan de réforme de l’Est, dans lequel le « parler kurde » est « immédiatement » interdit. Pour s’en assurer et promouvoir l’« unité nationale » au delà de l’action uniformisante des écoles de la République, des Foyers turcs sont implantés à l’est. Ce sont ces mêmes Foyers qui élaborent, dès les années 1930, les premières « thèses d’histoire turque » cherchant à prouver la « turcité » des Kurdes et de leurs langues.

Après le coup d’État militaire de 1980 et alors même que des universitaires patentés s’emploient encore à démontrer que le kurde est une forme de proto-turc, la nouvelle Constitution de 1982 interdit finalement les langues autres (sans les nommer) que la langue turque et consacre cette dernière « langue maternelle » de tous les habitants du pays. Paradoxalement, cette interdiction constitue l’aveu d’échec de la politique assimilationniste de l’État, et institue alors, par la négative, l’existence des minorités kurdes, ce qui renforcera les rapports de force ultérieurs. L’interdiction linguistique sera partiellement levée à partir des années 1990.

Par Julia Zortea.

Ce billet se fonde sur la lecture de l’excellent ouvrage de Clémence Scalbert Yücel, Engagement, langue et littérature. Le champ littéraire kurde en Turquie (1980-2000), Édition Pétra, 2014.


1 Les domaines agricoles que Machuel et Colin possédaient près de Tunis étaient voisins.

2 La luciole est l’image poétique de la résistance erratique, de la joie innocente, face aux différentes formes de fascismes.

3 La Langue vulgaire, Éditions La Lenteur, 2013. Pasolini – mort trop tôt – n’a pu relire le contenu de cette transcription, qu’il aurait sans aucun doute quelque peu remaniée.

4 Nom donné à ces quartiers autoconstruits illégalement – souvent qualifiés de « quartiers d’irréductibles » – qui ont vu naitre de véritables résistances populaires face aux autorités.

5 Écrits corsaires, Flammarion, 1976.

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