Dossier. Au-delà de Podemos : le pari municipaliste

Au-delà de Podemos : le pari municipaliste

« Ah oui, vous allez rencontrer les mairies Podemos ! », nous disait-on alors que nous préparions notre descente de trois semaines vers le Sud. Barcelone, Madrid, Séville, El Coronil, Puerto Real, Cadix... Les gens rencontrés sur la route nous ont narré leur descente aux enfers, celle d’un rêve espagnol vendu par les banques et les gouvernements successifs qui ont passé les quinze dernières années à creuser la dette publique. Ou comment mettre un peuple à genou par la finance. Comment escamoter le politique au profit de l’économie.

Pendant 30 ans, l’Espagne a vécu bercée par deux songes : le mythe d’une transition démocratique libérée des séquelles du franquisme, alors que la monarchie et les pactes de la Moncloa scellaient le testament politique du vieux dictateur. Et plus tard, le mirage européen qui, en finançant « généreusement » l’intégration de l’Espagne à la modernité libérale, créa l’illusion d’un pays de petits propriétaires voués à la consommation et à l’individualisme. On ouvrait plutôt les vannes d’un affairisme débridé, d’une corruption endémique et d’une bulle immobilière dont la population paie le prix fort aujourd’hui avec cette crise – celle que les plus lucides préfèrent appeler par son vrai nom : une méga-arnaque.

Comme la Grèce, l’Espagne a pris de plein fouet le krach financier de 2008. Les banques, renflouées avec l’argent public, ont fait main basse sur un parc immobilier qui compte aujourd’hui 3 millions de logements vides. Entre 2008 et 2013, 600 000 familles ont été expulsées de leur foyer. L’économie espagnole a détruit 3,5 millions d’emplois et le taux de chômage est passé à 22%. Les salaires, sabrés jusqu’à 20%. Des services publics privatisés – ou privés de moyens, puisqu’il faut bien rembourser la dette… Pour couronner le tout, la loi « Mordaza » votée en 2014 est directement dirigée contre la protestation populaire. Cette loi bâillon permet à la police de sauter l’étape du tribunal et de verbaliser directement (entre 100 € et 600 000 €) les réunions et autres occupations de l’espace public, la résistance à une expulsion ou aux forces de l’ordre, les interventions surprise dans les médias ou les manifestations festives dans les administrations, etc.

Ce tour d’écrou répressif veut en finir avec le temps des mouvements sociaux de grande ampleur, tels que les occupations de place de 2011, les marées sociales contre l’austérité et la privatisation des services publics, les marches pour la dignité, l’encerclement du Congrès en 2012… Après avoir touché le plafond de verre d’institutions sourdes à toute expression politique venant de la rue, les espoirs d’une population excédée se sont portés sur Podemos, un nouveau parti qui monte, guidé par un homme au catogan violet sachant surfer sur le ras-le-bol généralisé contre la « caste » et son bipartisme. Le parti de Pablo Iglesias se fonde sur une base populaire et ses cercles locaux cultivent la démocratie directe. Mais les cadres de Podemos disputent le vrai pouvoir. La cour des grands ou rien. « Une des principales leçons que nous enseigne Game of Thrones est que, sur le terrain politique, il n’y a jamais de place pour la légitimité de manière seulement abstraite, pour une légitimité qui n’aurait pas vertu à se transformer en pouvoir politique alternatif, et, en ce sens, qui n’a pas vocation à disputer le pouvoir. » (Pablo Iglesias, Les leçons politiques de Game of Thrones, Post-éditions 2015.)

« Politique d’austérité » par Negrescolor.

Ainsi, contrairement à ce que supposaient nos ami.e.s avant le voyage, contrairement à la vulgarisation des médias français, Podemos, focalisé sur les législatives du 20 décembre prochain, n’a pas misé sur les élections municipales de mai 2015. Erreur stratégique pour certains. Mains libres pour d’autres, qui ont su lancer un pari municipaliste à partir de leur seule expérience de terrain.

Le 24 mai 2015, des listes de convergence issues des mouvements sociaux, composées de militants de base et de figures d’une société civile désireuse de s’émanciper des politiciens professionnels, ont pris Barcelone, Madrid, Saragosse, Cadix, La Corogne… Sans compter Valencia et Pamplona, aux mains de gauches nationalistes, et des dizaines de localités plus petites. Ce dossier est né de la curiosité, et d’une intuition. Ce qui, contre toute attente, a fait basculer les grandes villes d’Espagne à gauche de la gauche, révèle des enjeux qui dépassent sans doute la ligne des Pyrénées.

Partout où nous sommes passés frémissait comme une remontée de sève du vieil esprit libertaire des années 1930 qui irrigue encore, souterrainement, la conscience collective – la guerre civile en moins. Sans dogmatisme, avec l’envie de trouver des solutions à l’urgence sociale et d’expérimenter de nouvelles formes de fonctionnement collectif, en prise avec des pratiques de transformation sociale. Sans espérances échevelées. Un mouvement lucide sur ses limites, à la fois pragmatique et stratégique. De la parole directe, des images et des reportages... De quoi partager avec les lectrices et lecteurs de CQFD la révolte, l’émotion et les doutes cueillis en chemin.

Sommaire

Entre gestion et subversion : Madrid la rouge ?

« Tout espace de lutte est aussi un espace de débat »

L’invasion des terrasses volantes : Airbnb contre Barcelone

La mairie des sans-terre

Espagne : Apoyo Mutuo

« Prendre d’assaut la terre »

Corrala la bahía

La Maisondu peuple

L’agora des 100 jours

« La politique se fabrique en dehors de l’institution »

« Prolonger la colère de la rue »

Participa Sevilla

XICO

15-M

A partir du 15 mai 2011 et pendant plusieurs semaines, des milliers de personnes sans drapeau ni parti occupent les places au cri de « Ils ne nous représentent pas ! » et « Démocratie réelle maintenant ! », exprimant une défiance radicale vis-à-vis de la classe politique. Le mouvement, au départ fragile, a été fondateur pour l’engagement politique de toute une jeunesse espagnole touchée par un fort taux de chômage (18% en 1996, 8% en 2006, 22% en 2015).

Ahora Madrid

Liste de convergence, avec à sa tête la juge « rouge » Manuela Carmena, ayant remporté la mairie de Madrid en mai 2015.

Barcelona en Comú

Liste de convergence, avec à sa tête Ada Colau, porte-parole de la PAH locale, ayant remporté la mairie de Barcelone en mai 2015.

Bulle immobilière

Bétonnage frénétique du territoire (aujourd’hui, 3 millions d’appartements vides) dopé par les banques et le blanchiment d’argent. Entre 1996 et 2007, le taux de propriétaires dans le pays passait à 80%. Des centaines de milliers de familles seront ruinées par l’explosion de la bulle. Entre 2007 et 2008, les constructions chutent de 25%, 2 millions de personnes se retrouvent au chômage du jour au lendemain. Ne pouvant plus payer leur crédit ou leur loyer, 600 000 familles ont été depuis expulsées de leur logement.

Crédit

Une loi datant du XIXe siècle, et relustrée par Franco, oblige les endettés bancaires à payer la totalité du crédit même après que la banque a saisi le bien hypothéqué pour le revendre aux enchères.

Dette

En 2014, la dette espagnole (publique et privée) représentait 424% du PIB, soit 4 fois plus que ce que produit l’économie réelle. La dette bancaire a augmenté de 27% depuis 2007 et la dette publique atteint un billion d’euros. Chaque Espagnol devrait payer 23 000 euros pour la liquider. La dette publique sera le principal obstacle à l’action des mairies du changement.

Expedientes de regulación de empleo (ERE)

Plans sociaux qui, en Andalousie, ont été le prétexte à des détournements de fonds millionnaires de la part du gouvernement local et des syndicats officiels, sur le dos des travailleurs licenciés.

Iniciativa legislativa 
popular (ILP)

En mars 2011, la PAH et d’autres organisations de la société civile utilisent le principe constitutionnel d’Initiative législative populaire, qui permet de porter une loi au Parlement si 500 000 signatures sont recueillies en sa faveur. Avec 1,5 million de signataires, cette proposition demande : 1. L’effacement de la dette rétroactivement, donc aussi pour les familles expulsées avant le changement législatif, 2. Un moratoire sur les expulsions, 3. La création de logements sociaux pour reloger les familles expulsées, et la réquisition des immeubles vides appartenant aux banques.

Izquierda Unida (IU)

équivalent espagnol du Front de gauche.

Mairies du changement

Coordination des listes de convergence ayant conquis les plus grandes villes en mai 2015. Réunie à Barcelone en juillet.

Mareas (marées)

Mouvements de masse qui protestèrent, à partir de 2012, contre la privatisation des services publics. Marée verte pour l’éducation, blanche pour la santé, bleue pour l’eau, etc.

Pactes de la Moncloa

Accords pour une transition démocratique signés en 1977 par la droite post-franquiste, le PSOE, le Parti communiste et les syndicats devenus officiels, posant comme base inamovible la monarchie et l’unité nationale. Après des mobilisations ouvrières et étudiantes, le pays entre dans une ère de libéralisation : indépendance du pouvoir judiciaire, liberté de la presse, droit de réunion, reconnaissance des communautés basque et catalane, période culturelle de la « Movida », etc.

Partido popular (PP)

Droite de gouvernement, antisociale et corrompue.

Rajoy, Premier ministre du Partido popular.

Partido socialista obrero español (PSOE)

Gauche monarchiste et libérale.

Plataforma de afectados por la hipoteca (PAH)

Association de familles ruinées et expulsées de leur logement par les banques. Elle s’est élargie aux locataires et squatteurs expulsés. Présente dans plus de 240 quartiers.

¡ Sí se puede !

Calqué sur le « Yes, we can » d’Obama, ce « Oui, on peut ! » est un slogan ralliant autant les militants des mareas, de la PAH ou les partisans de Podemos.

Appui mutuel (Apoyo Mutuo)

Reprise d’un principe d’organisation du XIXe siècle popularisé par Kropotkine dans La morale anarchiste. Ce principe d’action se répand aujourd’hui comme une traînée de poudre dans les mouvements et centres sociaux.

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