Dossier. Au-delà de Podemos : le pari municipaliste

Entre gestion et subversion : Madrid la rouge ?

Pour Esperanza Aguirre, candidate malheureuse du Partido popular (PP) aux élections municipales de mai 2015, Madrid est tombé aux mains des « rouges », qui vont implanter des soviets dans tous les districts. « Elle n’est pas con, Esperanza, c’est exactement ce que nous voulons faire ! », goguenardise Pablo Carmona, activiste aujourd’hui en poste à la mairie. Des « rouges » qui, comme en 1936, vont «  incendier les églises et violer les bonnes sœurs », selon le tweet d’une députée de Valencia le soir des élections municipales de mai dernier. Où en est-on cent jours plus tard ?

La Puerta del Sol, cœur du Madrid touristique, mais également épicentre du 15-M, mouvement d’occupation des places démarré le 15 mai 2011, porte les stigmates d’une guerre de signes. Ici, ce ne sont pas les chars, mais une mainmise mercantile qui écrase l’espace public. La station de métro a subi un naming bien bourrin : « Vodafone-Sol » – comme si à Paris la station Champs-Élysées était rebaptisée McDo-Élysées. Sur une bâche de 15 mètres de haut, Gareth Bale, attaquant gallois du Real Madrid, serre le poing et hurle un slogan par-dessus la tête des passants : « Destroy order »… pour le compte d’Adidas. Dans son ombre, la plus typique enseigne Tío Pepe est exilée sur le toit d’un immeuble nain : transfert opéré à la demande d’Apple, qui vient d’installer 6 000 m2 de son froid merchandising dans l’édifice le plus imposant de la place, le très mussolinien ex-hôtel de Paris, en façade duquel flotte désormais le drapeau noir – floqué du logo post-édénique de la marque à la pomme. Un peu plus loin, un autre panneau pharaonique fait lever les yeux au ciel, où un mannequin du centre commercial El Corte Inglés minaude en anglais : « Ils ont changé le monde, pas ma chemise. »

Par Eneko.

Le retour à la normale voulu par la classe politique et les multinationales passe par cette réécriture de la rue, là où, deux ans auparavant, des milliers de balcons se paraient de pancartes enflammées contre les coupes budgétaires imposées par l’Europe. Les mareas – verte (éducation), blanche (santé), orange (services sociaux) ou jaune (bibliothèques) – inondaient les carrefours de leurs manifestants. La capitale semblait submergée par un tsunami de révolte. Surtout quand ces marées s’unissaient en un arc-en-ciel de résistances. Les immenses squats radicaux tenaient bon, comme le Casablanca, et les centres sociaux comme l’emblématique Patio Maravillas n’avaient pas encore été expulsés. Entre temps, le gouvernement a reculé sur certains aspects les plus scandaleux de son programme d’austérité, mais a tenu bon sur le principal, et la rue s’est fatiguée. Ahora Madrid est né de cette vacance, une organisation montée à la va-vite. Pas un parti (pas de local, pas de programme), mais un espace de coordination. Des anciens squatteurs autonomes, des activistes du 15-M, la base de partis de gauche radicale, des désenchantés de partis moribonds (Izquierda Unida ou les écologistes d’Equo), rassemblés d’abord sous la bannière Ganemos Madrid, puis Ahora Madrid quand quelques partisans de Podemos se sont joints à l’aventure. Avec l’emblématique juge rouge Manuela Carmena.

Une des premières mesures de la nouvelle municipalité : lancer un audit de la dette municipale (près de 6 milliards d’euros !), à la recherche de malversations et autres conflits d’intérêts commis durant les années PP. Mais la juge Carmena, qui a plus l’habitude des prétoires que de la rue et manie mieux la balance que le glaive, a tenu à rassurer les créanciers : ils seront payés quelle qu’en soit la conclusion. Révolution en demi-teinte. La curée médiatique a pourtant été lancée dès le premier jour. L’adjoint à la Culture de l’équipe Carmena, membre de feu le centre social Patio Maravillas, a été forcé à démissionner deux jours après avoir pris ses fonctions, accusé de tweets antisémites datant de 2012. Accusation qu’un tribunal, saisi à une vitesse record, a rapidement abandonnée faute de fondement. Dans le même registre, la jeune porte-parole de la nouvelle mairie a été accusée d’avoir montré ses seins dans une chapelle quand elle était étudiante…

Heureusement, l’équipe municipale est un drôle de magma instable, aux histoires diverses. La recherche de crédibilité avant les actes, voilà qui n’est pas du goût de celles et ceux qui viennent du 15-M. Et les bandes de Traficantes de Sueños ou du Patio Maravillas, très organisées malgré leurs racines plongées dans l’autonomie des années 1980, a d’autres plans : « La question quand on arrive à la mairie, c’est de savoir si on va avoir une politique de gestion ou de conflit, explique Fernán, proche de Traficantes et membre du journal indépendant Diagonal. Nous, on n’est pas là pour gérer les problèmes du passé, mais pour continuer à nous battre. C’est justement parce que des copains sont à la mairie qu’on va foutre le bordel dans la rue, plus que jamais. »

Néanmoins, hors le conseil municipal, des doutes persistent. María Fernández, qui avait participé activement à tous les mouvements sociaux nés de la crise, a lâché prise quand l’essentiel des forces s’est jeté à corps perdu dans le pari municipaliste. Son amie Sol Sánchez, d’Attac-Madrid, trouve l’adjoint au maire délégué à l’Économie compétent, mais María vitupère la tiédeur des premières mesures : « La seule remunicipalisation de services a été celle des pompes funèbres, le contrat arrivant à terme. » D’ailleurs, la plateforme intersyndicale des éboueurs est furax : Ahora Madrid avait promis de réembaucher les 1 200 agents licenciés en 2013 par l’entreprise sous-traitante suite à un plan social. L’entreprise rechignant à obtempérer, la mairie envisage de les rembaucher, mais vu l’état des finances, elle annonce un échelonnement sur plusieurs mois ou années.

La révolte du 15-M, des marées sociales et des marches pour la dignité, qui a atteint son zénith lors de l’encerclement du Congrès des députés par 40 000 manifestants en septembre 2012, est-elle retombée ? Le mouvement social a-t-il foncé tête baissée dans le chiffon rouge de l’institutionnalisation ? Difficile d’en juger avec si peu de recul. Une chose est sûre, les nouvelles mairies réalisent ce qui paraissait inimaginable il y a cinq ans : bousculer le socle du bipartisme et de la monarchie sur lequel repose le « système de 1978 » – pactes de la Moncloa et Transition démocratique.

La corruption devenue endémique1 et le système des « portes-tambour » qui permet aux gouvernants ayant privatisé des entreprises d’y être embauchés après leur mandat, ont dégoûté les classes populaires et moyennes.

Le discrédit des Bourbons, dont l’abdication de Juan Carlos Ier est le résultat, n’est pas anecdotique. La détestation généralisée de la classe politique, qui explique le coup de tonnerre des dernières municipales, non plus : « Le PP n’a aucune idéologie, même néolibérale. C’est un cartel de caciques corrompus, des petits-fils de pontes franquistes qui considèrent ce pays comme leur chasse gardée. Ils méprisent copieusement le peuple », assène María, assise à la terrasse d’un bar de la place 2-de-Mayo.

Effet pervers, le pari municipaliste aura été une véritable saignée pour les mouvements sociaux. Les plus actifs, les plus doués pour la communication ou l’organisation collective, celles et ceux au carnet d’adresses bien fourni, se sont impliqués dans le processus électoral, déshabillant le front de l’action collective dans les rues. Mais la plupart des personnes rencontrées, même critiques sur la dérive électoraliste et personnaliste (« péroniste », disent certains…) de Podemos, reconnaissent que le moment est, si ce n’est historique, du moins exceptionnel, riche en enseignements et en expériences. Malgré les divergences, tout le monde souhaite la subversion de l’état des choses actuel. Rares sont ceux qui se contentent d’invoquer les mânes des amis de Durruti. Les idées libertaires se confrontent au pragmatisme, elles servent d’aiguillon et de garde-fous plus que de surmoi radical. L’urgence sociale est telle que l’heure n’est pas à la crispation sur des postures érudites. Plutôt à l’intelligence partagée et affinée dans l’action.


1 Carlos Solchaga, ex-ministre des Finances de Felipe González, déclarait avec fierté que « l’Espagne est le pays [européen] où l’on peut s’enrichir le plus rapidement ». Sa collègue à la Culture, Carmen Calvo, préférait cultiver l’ambigüité : « Nous gérons l’argent public et l’argent public n’est à personne. » À droite, on se lâche : « Je suis entré en politique pour m’en foutre plein les poches », avouait Vicente Sanz, alors président du Partido popular de Valencia.

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