Dossier. Au-delà de Podemos : le pari municipaliste
« La politique se fabrique en dehors de l’institution »
« Le mouvement du 15-M a ouvert des discussions sur l’opportunité d’investir les institutions depuis la rue. Les débats partaient du problème suivant : si on ne change pas la structure du régime espagnol, qui date de 1978 et de la Transition démocratique, il y aura toujours un toit à défoncer au-dessus de nos têtes. Pour que fructifie l’action politique et sociale venue de la rue, nous avons besoin d’une rupture dans les institutions. À partir de ces réflexions, beaucoup de gens ont commencé à travailler sur la fabrication d’outils pour agir sur l’institution, d’où l’envie de générer des candidatures pour les élections municipales. Le 15-M est parti d’une convocation à manifester de l’organisation Democracia Real Ya, sous le mot d’ordre « Nous ne sommes pas des marchandises aux mains des politiques et des banquiers ». Ce discours radical a été reçu par une foule inattendue de gens, avec l’envie commune d’enlever le politique des mains des professionnels qui, à travers la forme du parti, ont mis l’économie et le social au service du capitalisme financier, des banques et des multinationales. Aujourd’hui, nous sommes toujours dans le même mouvement, mais au cœur des institutions : rendre la politique à la société.
Avant le 15-M, on n’imaginait pas cette stratégie possible. D’autant plus que nous venons d’une tradition libertaire allergique au principe d’État. Depuis, on a tenté de repenser cette posture de pureté critique, en nous fondant sur des analyses historiques des moments où les mouvements libertaires ont pu participer à des élections, par exemple avec les épisodes de municipalisme libertaire. Le point de vue révolutionnaire classique, qui pense l’insurrection violente et générale comme premier pas de la transformation sociale, ne fonctionne plus dans le contexte actuel espagnol. La désobéissance de masse non plus ne permet pas de changer radicalement les institutions. Nous nous sommes donc dit que s’il existait une majorité de gens favorables au changement social, mais que ces gens ne souhaitaient pas passer par l’action violente et qu’aucune institution n’était prête à les écouter, c’était à la société de prendre le contrôle les institutions pour que ses vœux soient respectés – même si c’est un terrain et un langage qu’on n’apprécie guère. L’idée étant de conserver nos racines et nos principes d’autonomie, tout en nous immisçant dans les rouages de l’institution.
Le pouvoir comme entité totale ne se loge pas dans les institutions, qui ne sont que des médiations entre plusieurs puissances en présence. Nous ne sommes pas dans la logique léniniste d’une prise du pouvoir, selon laquelle en prenant d’assaut les appareils d’État, on peut prendre le contrôle des moyens d’action. Nous pensons plutôt que l’institution est toute entière modelée selon les intérêts bourgeois, qu’il n’y a pas grand-chose à y jouer. Surtout que, de manière générale, je ne crois pas à l’existence d’un « centre » du pouvoir. Les institutions politiques sont au même niveau que les lobbies, les grandes entreprises, le système financier international. Donc, participer à l’institution n’est pas une fin en soi, susceptible de tout résoudre. Notre puissance est dans la coordination des autres secteurs de la société qui cherchent à transformer leurs conditions de vie.
Faire de la politique, ce n’est donc pas s’accaparer un centre de pouvoir, mais agir sur les rapports de force des différents milieux sociaux, rapports de force dont les institutions ne sont toujours, au final, qu’une conséquence et non la cause agissante. La position privilégiée pour l’action politique est toujours en dehors de l’institution, dans le champ de la créativité sociale et de la conflictualité. Notre mission est donc de faire en sorte que ces espaces prolifèrent. C’est là que se situe le processus inverse à la révolution, laquelle voudrait que les syndicats victorieux génèrent un parti politique qui accède au pouvoir. Le 15-M, en quelque sorte, a généré un syndicat social dont la tâche n’est pas de se terminer sous la forme d’un parti central au pouvoir, mais d’élaborer une organisation en soviets. Notre tâche depuis l’institution est donc de faire en sorte que la politique se fabrique en dehors de l’institution.
La perspective d’une bonne partie de ceux qui sont à la mairie, comme la maire Carmena, est plutôt « gouvernementiste » : ils sont pour la paix sociale et pour la tranquillité civile, ce qui est une position légitime, mais je crois qu’on ne peut pas penser la ville comme une communauté, d’autant plus dans les mégapoles comme Madrid. La ville est le lieu privilégié du conflit, un perpétuel conflit social larvé. D’où l’idée de penser le problème social comme un problème syndical. La question est : comment défendre la société ? Comment l’armer, comment l’aider pour s’autodéfendre ? Contre les crises à venir, contre les réactions néoconservatrices, ou contre l’extrême droite, nous avons besoin d’un tissu social capable de se défendre sur les thèmes classiques des droits, de l’égalité, du logement, des revenus, de la santé, de l’éducation, de l’entraide sociale, etc. Tu peux légiférer sur ces points, mais ils ne sont effectifs que si la société s’organise en vue de ces objectifs.
Aujourd’hui, cette asymétrie des forces entre les institutions et les mouvements sociaux est le principal problème. Concrètement, depuis la mairie, on peut aider les organisations et les initiatives existantes à obtenir des espaces d’où ils peuvent pérenniser leurs activités. On peut favoriser une autogestion généralisée des espaces municipaux, inscrits dans une dynamique de production culturelle, politique ou sociale. On peut aussi changer les types de contrats de la mairie, et réduire les liens avec les grandes entreprises au profit d’une économie locale, associative ou coopérativiste. Bref, ce qu’on peut faire, c’est favoriser la construction d’espaces de liberté et de structures critiques qui perdurent – même si nous ne sommes pas réélus.
Mais le pouvoir reste aux mains de ces centres sociaux, de ces petites entreprises, de ces coopératives, pour créer un autre imaginaire de l’organisation du travail et de la vie quotidienne qui se détache de l’image générée par l’État classique, lequel monopolise par définition le pouvoir politique et nie les initiatives originales et critiques. Sur ce point, on a beaucoup de débats, car les libéraux et les libertariens pourraient se sentir proches de tels discours. D’où notre besoin d’insister sur nos positions libertaires classiques, avec le mutualisme, l’autogestion collective ou la distribution équitable des richesses.
Cet article a été publié dans
CQFD n°137 (novembre 2015)
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Paru dans CQFD n°137 (novembre 2015)
Dans la rubrique Le dossier
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Illustré par Alej
Mis en ligne le 02.05.2018
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