LE DERNIER OUVRAGE de Frédéric Lordon se veut une cure de dégrisement administrée à la gauche critique. La lecture de Spinoza pensant la genèse des corps politiques lui permet d’écorner le prestige de trois éléments nodaux du discours de l’émancipation qui depuis Marx finissent toujours, selon Lordon, par nourrir des voeux pieux : l’internationalisme, le dépérissement de l’État, et la possibilité d’une horizontalité radicale.
Le livre part de la question suivante : comment déterminer ce qui fait qu’un corps politique se tient et dure ? D’une part, un corps politique se constitue par la puissance de la « multitude », sous l’effet d’un affect commun. Ce « droit » que constitue la puissance de la multitude, c’est l’imperium. D’autre part, chaque corps politique se distingue des autres par une certaine structure issue de l’équilibre instable entre des forces convergentes et des forces divergentes. D’où la nécessaire fragmentation de l’humanité en « ensembles finis distincts ». D’où également le fait que la multitude ne se structure qu’en canalisant les forces centrifuges qui l’animent, ce qui suppose une verticalité constitutive. En clair, il y a toujours de l’État.
L’internationalisme béat des « citoyens du monde » est mis à mal par le rappel judicieux du fait de l’appartenance, distingué avec soin de la crispation identitaire. Les corps politiques se retrouvent toujours autour d’affects communs qui produisent davantage que la somme des volontés de leurs composants. Cette « excédence du social » explique l’inévitable verticalité produite par toute collectivité de grande ampleur. Sous l’aspect des lois, des institutions, la politique se traduit donc par la présence d’un État « général », structurellement chargé de canaliser la « disconvenance passionnelle » qui menace invariablement la cohésion des grands groupes.
Les anarchistes, en faisant de l’État leur pire ennemi, reproduiraient ainsi une erreur funeste : ils confondent une incarnation historique – l’État bourgeois – avec la catégorie générale de l’État. Qu’ils soient donc moins « pressés » et écoutent froidement la leçon administrée par Spinoza et son ventriloque Lordon !
Car s’il y aura toujours de l’imperium, cela ne suppose pas de cesser de lutter contre la capture étatique de la puissance du social. Parce que leurs parties constituantes, leur tracé et leur forme institutionnelle sont modifiables, les sociétés doivent s’efforcer de se réapproprier leur puissance face à ce « phénix » qu’est l’État. Mais il réapparaîtra, tentera de soumettre la collectivité à des institutions et des affects la séparant de ce qu’elle peut (marchandise, monnaie unique, nationalisme agressif, parlementarisme). Une politique d’émancipation devrait alors tendre vers une vie « hors la loi », où la raison commune guiderait le comportement humain, mais en sachant qu’elle n’est qu’un horizon inatteignable. Ou comment « persévérer dans le désir révolutionnaire sans se raconter des histoires révolutionnaires ».
Une fois refermé, le livre laisse ouvertes maintes interrogations. Et d’abord celle de savoir à qui s’adresse vraiment cet ouvrage. Les philosophes ou apparentés y trouveront sans nul doute une tentative suggestive pour mettre au travail la pensée de Spinoza dans un contexte saturé de malentendus sur la question de la « nation » et de la « souveraineté ». Le public de gauche cultivé, ici entretenu dans un dédain convenu à l’égard de la pensée anarchiste, y verra une somme salvatrice de la part d’un véritable intellectuel courageux, dont la position originale sur la question de l’État et de l’émancipation se tient à distance non seulement de l’apologie de la nation éternelle (tendance Finkielkraut), mais aussi du communisme cosmopolite (tendance Badiou ou Negri). Mais il pourrait malheureusement en aller autrement pour les lecteurs de sensibilité « libertaire ».
En effet, on a souvent l’impression, à parcourir les pages où Lordon tient tant à se démarquer de la « pensée libertaire », que notre philosophe critique en réalité un homme de paille soigneusement confectionné par ses soins. Quelques exemples. Bakounine est ramené au rang des défenseurs intransigeants de la libre association contractuelle, qui constituerait le ferment de toute société libre. Sur cette base, Lordon a beau jeu de présenter une alternative simpliste (soit le Moloch étatique à la manière de Hobbes ; soit la libre association toujours révocable), afin de dérouler sa propre solution spinoziste, nécessairement plus subtile, plus réaliste, mieux pensée, etc. On rappellera simplement que si Bakounine, dans Le Catéchisme révolutionnaire (1866), fait certes de la libre association le principe de l’organisation fédérale, il voit dans les intérêts, les besoins (ordre économique) et les attractions naturelles (qui peuvent s’effectuer entre les nations) la base de la fédération. On notera également que dans sa polémique contre Mazzini, il défendait un modèle qui part de la commune, s’élève à la province, puis à la nation pour atteindre le niveau de la fédération internationale. Or, pour Bakounine, la commune n’est pas issue d’un contrat d’association, elle est plutôt la garantie de tout contrat : elle met sous la « sauvegarde communale » les associations qui se forment en son sein.
Chez Lordon, la pensée libertaire est minorée en raison de son indécrottable naïveté, de sa conception univoque de la nature humaine, prétendument bonne, généreuse, attendant d’être retrouvée telle quelle sous la domination étatique. Faut-il rappeler à M. Lordon les dizaines de textes anarchistes indiquant que c’est bien parce que les anarchistes ne rêvent pas la nature humaine telle qu’elle devrait être qu’ils se méfient autant des positions de pouvoir hiérarchique ?
Kropotkine se voit taxé du « comble de l’errance théorique », le naturalisme du savant russe s’avérant pour Lordon totalement fantasmagorique. Mais l’idée selon laquelle la morale pourrait être un produit de l’évolution naturelle est-elle si absurde que cela ? Au fond, n’est-ce pas dire, d’une autre façon, que l’homme n’est pas un « empire dans un empire » ? Or, notre sociologue bourdieusien a décidément bien du mal à faire confiance à l’idée de nature, qu’il semble toujours suspecter d’alimenter la pente régressive des essentialismes. Tout cela consonne avec sa détestation des prétendues « communautés substantielles » auxquelles voudraient faire retour les partisans de la « Terre-Mère », et autres anthropologues anarchistes (Clastres, Graeber) tancés pour leur importation candide de modèles sociaux « clés en main ». Lordon, lui, n’idéalise pas la nature humaine, il la pense avec l’exigeante lucidité d’un moraliste du XVII e siècle s’employant à démystifier les comportements généreux à partir de la mécanique secrète de l’intérêt.
Prenons encore cette idée : les « hommes réels » sont des « complexions passionnelles » réalisant particulièrement la nature humaine, et non la nature humaine elle-même, qui est toujours « sousdéterminée ». Comment Lordon peut-il présenter cette idée comme une trouvaille théorique personnelle suggérée par Spinoza, tranchant radicalement avec le wishful thinking des anarchistes, alors que tout le travail théorique de Kropotkine par exemple a consisté à montrer comment nos potentialités naturelles se combinent dans des contextes culturels divers et rendent possible une histoire des traditions d’entraide [1] ?
Que penser en définitive ? Non pas que Frédéric Lordon méconnaisse l’apport de la critique anarchiste de l’État répressif et allié du capital : il l’approuve en plusieurs endroits pour sa radicalité. Mais les affects divergents finissent par l’emporter, et commandent cette politesse distante : concéder gracieusement à l’anarchisme des « moments de lucidité » pour la reléguer après mûre réflexion au rang des chimères et des nostalgies de l’âge d’or. Il est alors surprenant, une fois résorbée l’enflure des néologismes – « basal » ; « pulvérulence » ; « empuissancement » ; « endogènement » ; « statonational » ; « condition asynoptique », etc. – et des phrases sybillines – « tel était bien l’enseignement du modèle de genèse conceptuelle dont le but était précisément de montrer le pouvoir morphogénétique des dynamiques passionnelles qui se forment endogènement dans une telle vapeur de précarité violente » –, de retrouver en conclusion un discours de l’émancipation qui emprunte largement aux fondamentaux… de l’anarchisme : l’autogouvernement, le mandat impératif, la révocabilité, ou encore le principe de subsidiarité et l’organisation locale.
Subtile mise en abyme. Évoquant l’État à la fois comme une puissance sociale en acte (imperium) et comme un pouvoir de capture, Lordon semble avoir soumis lui-même la puissance d’invention politique de l’anarchisme à une captation par un discours sociologique et philosophique réaliste, cautionné par la figure tutélaire de Spinoza. Opération intellectuelle que l’on pourra juger aussi frauduleuse que les prétendus titres de l’État à enserrer la vitalité du corps social. Pourtant, à bien lire Lordon, les libertaires pourraient sans doute cheminer quelque temps à ses côtés. Encore faudrait-il qu’après une conversation courtoise, le philosophe souverainement lucide ne les éconduise pas d’une légère tape paternaliste sur l’épaule.