L’invasion des terrasses volantes : Airbnb contre Barcelone

Les 7,5 millions de touristes visitant chaque année Barcelone semblent un cadeau tombé du ciel par avions low-cost pour l’économie locale. Comment la nouvelle mairie combat-elle la « touristification », qui pousse les habitants à abandonner leur vie de quartier aux promoteurs et à la frénésie locative des usagers d’Airbnb ?

« Sur les limpides ondes azurées de la Méditerranée, vers la côte nord-est de l’Espagne, se détache une grande agglomération d’immeubles. Contrastant avec les innombrables clochers de campagne, des monuments, et plus spécialement des cheminées d’usine démontrent à l’horizon que nous approchons non seulement d’une grande métropole, mais d’un immense centre commercial. C’est Barcelone, la puissante rivale de Marseille et de Gênes. »

« Le port de Barcelone », Dun’s Review International, Mairie de Barcelone, Commission pour l’attraction des étrangers et des touristes, 1905.

Par Ferdinand Cazalis.

Depuis le 24 mai 2015, la mairie de Barcelone a une drôle d’architecture. Celles et ceux qui ont remporté le plus grand nombre de suffrages n’ont aucune expérience dans les institutions politiques, n’ont pas poli les bancs des grandes écoles. Des gens de la rue plutôt, des militant.e.s de terrain dont le combat farouche contre les expulsions de logement ou pour les droits des démunis a séduit les électeurs précarisés de la cité catalane. Les 25% de voix récoltées par la liste Barcelona en Comú, menée par Ada Colau (jusque-là porte-parole de la PAH1), ne permettent cependant pas la majorité absolue. L’équipe doit faire face à l’opposition de la classe politicienne classique et des puissants entrepreneurs de la ville la plus riche de l’État espagnol.

« Aujourd’hui, Ada claque la bise aux employés municipaux en arrivant le matin, tu verrais leur tête !, sourit une de ses camarades squatteuses des premiers temps. Elle leur a ouvert les étages jusqu’ici réservés aux notables. Et quand de drôles d’énergumènes comme moi passent la porte, c’est les flics de l’entrée qui tirent la tronche. » Au-delà de ce changement d’ambiance des plus heureux, la nouvelle équipe doit résoudre l’impossible équation des vingt expulsions de logements par jour dans Barcelone, dont 85% dues à des impayés de loyer, le reste concernant les propriétaires victimes de la crise du crédit, ou des occupations. Pour cela, l’une des premières mesures, désirée par certain-e-s et redoutée par d’autres : imposer un moratoire sur les licences touristiques.

« Touristification »

« Comme ailleurs, certains quartiers sont ici touchés par la gentrification, raconte Jaume, permanent de la Banc Expropriat, une banque occupée retapée en centre social dans le quartier de Gracia. Le Centre d’art moderne qui trône sur le vieux quartier populaire du Raval en est un bon exemple, à proximité de La Rambla. Autour de lui, les immigré-e-s, les familles pauvres et les prostitué-e-s sont peu à peu remplacé-e-s par des barbiers pour hipsters et des boutiques de vélos vintage. Mais il y a un autre phénomène qui détruit les communautés de voisins du centre : depuis plus de vingt ans, la ville est presque entièrement vouée au tourisme. Il nous manquait un mot pour expliquer ce phénomène. Du coup, on a pris l’habitude d’appeler ça la “touristification”. » Dès le début du XXe siècle, et sans interruption pendant le franquisme, Barcelone a misé sur le tourisme pour son développement culturel et économique. Une capitalisation de l’image et du rêve qui a su valoriser les œuvres de l’architecte Gaudí, les toiles de Picasso, son port méditerranéen et son doux climat.

Les Jeux olympiques de 1992, premier grand symbole de l’ouverture internationale de l’État espagnol après la dictature, viennent parfaire ce modèle économique. Le besoin de moderniser l’aéroport, les gares ferroviaires et les infrastructures de loisirs donne un chèque en blanc aux urbanistes. La création du village olympique permet de repenser le littoral en plantant des gratte-ciel sur une partie du quartier de pêcheurs de La Barceloneta. Dans Poblenou, la zone d’habitation post-industrielle « Icaria » (référence au Voyage en Icarie d’Étienne Cabet, socialiste utopique français du XIXe siècle) est rasée, pour accueillir un grand parc et des plages créées de toutes pièces en lieu et place d’autoconstructions et de bidonvilles. Le tout est dessiné par l’agence MBM, les mêmes architectes qui, forts de leur expérience de bétonneurs, ont repensé le port de Rio de Janeiro en prévision des JO de 2016.

À partir de 2000 et en préparation du Forum international des cultures 2004, Poblenou est une nouvelle fois dépossédé de son histoire avec le grand projet 22@ tourné vers les nouvelles technologies, le design et les médias. Au pied des 150 mètres de la tour de bureaux Agbar, pénis géant de l’architecte Jean Nouvel surplombant le quartier encore en chantier, Pépé a les cheveux aussi blancs que le ton ferme. « Ils ont continué la Diagonal, (artère principale de Barcelone) jusqu’ici, en virant les gitans et les industries. Avec 22@, ils ont percé un nouveau quartier d’affaires : quel intérêt pour les gens du quartier ? » Grâce à une lutte des habitants du quartier rassemblés dans le collectif Fotut 2004 à laquelle le vieil anarchiste a participé activement, la destruction a été limitée, et des jardins autogérés ont fleuri. « Il y a 5 ans, c’était des travaux partout, tout le temps ! Heureusement, avec la crise, le bruit des grues s’est tu. » Le silence du progrès sonne toujours trop tard. Les touristes, attirés par les sirènes du Forum des cultures de 2004, ont eu le temps de se laisser charmer par cette zone proche de la mer, moins dense que le centre-ville, et dédiée à leurs pèlerinages. « Même la Rambla du quartier a été repensée et cédée aux bars et aux restaurants. On avait l’habitude de s’y promener et de s’y rencontrer. Maintenant, on doit zigzaguer entre les terrasses et les boutiques de souvenirs. » Comme parachutées depuis les charters à touristes, la ville grouille en effet de ces terrasses aux menus homogènes, qui enlèvent chaque jour un peu plus de trottoir et privatisent l’espace public.

Jusqu’en 2007, en plein boom économique, Barcelone anticipe les enjeux du marketing territorial, et son expertise de réaménagement s’exporte. « La marque Barcelone a un grand potentiel international, associée à la réussite, l’innovation, le talent, la créativité et une position d’avant-garde », proclame fira-news, le site d’information de l’événementiel local. Carte de visite en même temps que laboratoire pour la classe créative qui la transforme à folle allure, la ville post-JO croît au rythme des grands événements. Quand, dans les années 2000, les voyages low-cost se multiplient et révolutionnent le tourisme international, tous les ingrédients sont réunis pour faire de Barcelone l’une des premières destinations au monde, avec une augmentation constante : aujourd’hui, 7,5 millions de touristes génèrent 14% du PIB municipal. «  Le PIB, c’est une chose, sa redistribution, c’en est une autre », précise Carlos, nouveau porte-parole de la PAH locale.

« Cette économie profite surtout aux grandes familles d’industriels de la construction et de l’hôtellerie, relance Jesús du journal indépendant catalan La Directa. Pour les autres, c’est des emplois précaires de larbins, entre 3,5 et 5 euros de l’heure ! » Économie perverse : plus les gens travaillent pour améliorer l’offre d’accueil, plus ils font monter les prix de leur propre quotidien – loyers, épiceries, restaurants... Les industriels, sachant jouer sur plusieurs terrains et botter en touche au bon moment, sortent grands gagnants de ces décennies de terre brûlée. Comme Josep Núñez, président du FC Barcelona de 1978 à 2000, constructeur et hôtelier condamné à six ans de prison l’an dernier pour avoir soudoyé les agents du Fisc, mais toujours un pied dehors. Ou bien son successeur au Barça, Joan Gaspart, ancien président du Tourisme de la ville et directeur hôtelier du groupe Husa, endetté à hauteur de 150 millions d’euros et accusé de ne pas avoir payé ses employés pendant plusieurs mois, mais dont le déficit vient d’être racheté par de grandes banques nationales.

Monopoly

Une mainmise des industriels du rêve qui explique pourquoi, en faisant du tourisme son premier cheval de bataille, la nouvelle mairie cherche à taper là où ça fait mal. Mais depuis le moratoire qu’elle a imposé sur les licences touristiques, seuls 35 chantiers ont pu être stoppés. 50 autres projets verront le jour. Les nouveaux squatteurs de la mairie n’ont par exemple rien pu faire contre le dernier projet lancé par Núñez avant son jugement : un enième hôtel de luxe négocié avec l’ancienne mairie dans le quartier Arc de Triomf, en lieu et place de logements sociaux.

Par Ferdinand Cazalis.

Idem pour la tour Banesto sur la Plaça Catalunya, passée aux mains d’Amancio Ortega, proprio du groupe textile Inditex (Zara) et de la chaîne NH Hoteles, 3e fortune mondiale selon Forbes. L’aile droite abrite Apple pendant que le chantier d’hôtel dans le bâtiment central bat son plein. «  Cet immeuble est très symbolique pour le mouvement social, explique Jordi, militant squatteur de la première heure. En septembre 2010, c’est la réforme du travail, les syndicats convoquent une grève et se font déborder par les mouvements autonomes. On squatte alors l’actuel Apple Store sur cette place pendant trois jours. Des ami.e.s descendent en rappel la tour Banesto pour dérouler une immense banderole : « Ceci est une invitation à lutter ensemble ». On entame une “grève de la précarité”, on installe des piquets mobiles et on questionne le sens de la lutte avec les gens de la rue. L’année suivante, en 2011, c’est sur cette même place, d’habitude réservée aux pigeons et aux touristes, que se sont retrouvés les manifestants du 15-M. On a occupé les lieux et tenu tête à la police qui nous encerclait. Il y avait un certain bonheur de récupérer la Plaça Catalunya pour en faire une forteresse de la lutte. »

Aujourd’hui, la mairie est entre les mains de celles et ceux qui exprimaient leur colère dans la rue, mais la Place Catalunya est redevenue celle du pouvoir, des banques, des fast-foods et de Desigual. De là, pressée et tournoyante, la foule plonge vers le grand axe de La Rambla, puis se déverse vers la mer, après avoir contourné la statue de Christophe Colomb pointant du doigt les colonies perdues des Amériques. Autrefois point de convergence, propice à la rencontre des habitants de la ville, la grand-rue piétonne est aujourd’hui fuie par les indigènes. 95 millions de passants l’ont traversée en 2014, soit 260 000 par jour, dont seulement 20% de Barcelonais. On y entend parler toutes les langues du monde, et le catalan, ailleurs courant et au centre de toutes les attentions dans ce moment de revendications indépendantistes, prend les accents d’un étrange dialecte.

Airbnb

Jordi a notamment participé aux luttes sur le logement depuis une dizaine d’années et a encore du mal à croire au statut actuel de ses camarades. « Avant qu’elle soit maire, on a ouvert plusieurs squats avec Ada Colau. La semaine dernière, j’ai mangé sur le toit de la mairie avec ma pote, Gala. Aujourd’hui, c’est la maire du district du centre-ville, qui va d’ici jusqu’en bas de La Rambla. Mais avant, c’était une des adversaires les plus féroces de l’urbanisme municipal ! » Ces sept dernières années, Ciutat Vella, le quartier dont est responsable Gala Pin a perdu 9% de sa population – en même temps que l’offre hôtelière augmentait de 35%. Gala a une longue expérience de ce qu’elle nomme «  le tourisme prédateur ». Avant de prendre ses fonctions, elle était une des actrices de cette forme de lutte de plus en plus courante dans l’État espagnol, mêlant associations de riverains et activistes radicaux. Elle a notamment partagé le combat du comité d’habitants de l’Ostia contre la transformation du petit quartier portuaire de La Barceloneta.

Là-bas, la traditionnelle Fête des pêcheurs n’a pas eu lieu cette année. Il y a 25 ans, les anciens de la rue des Pêcheurs avaient récupéré cette tradition, devenue avec le temps un rendez-vous incontournable de la Festa Major, puis l’un des symboles populaires de la lutte pour la préservation du quartier. Aujourd’hui, les jeunes fuient plus haut dans la ville pour des logements moins chers, ou à la périphérie, là où le tourisme n’a pas encore avancé ses pions. Certains émigrent vers d’autres villes, voire d’autres pays moins affectés par la crise. Ici, les petites surfaces habitables et la proximité de la mer ont été autant d’atouts pour les sous-locations saisonnières, d’abord, puis pour la transformation des habitations pérennes en appartements touristiques. « Un touriste de plus, un voisin de moins », a-t-on pris l’habitude de dire. Loués à la nuit, à la semaine ou au mois à de riches ou moins riches venus du monde entier, les biens immobiliers rapportent plus aux propriétaires qu’une location à l’année à des familles du coin.

« Beaucoup de gens font face à la crise grâce à Airbnb, avoue Arnau, photographe freelance et précaire. Tu peux louer une pièce chez toi et aller dormir chez des potes, et vu qu’il n’y a pas de boulot, c’est tentant de laisser ton appart libre pour te faire jusqu’à 1 500 euros en un mois. » Après les vols low-cost, les smartphones et Internet ont marqué la seconde révolution industrielle du tourisme. Une réponse bricolée à la crise. Un complément de revenus au prix de s’exiler de chez soi, de voir sa communauté de quartier dissoute et de ne pas agir sur les causes de la crise : dérégulation du marché, non taxation des transactions immobilières, spéculation locative et captation des valeurs d’entraide et de convivialité par les géants du net.

Le nouveau directeur marketing d’Airbnb, transfuge d’Easyjet, défend pourtant le modèle « convivial de l’économie du partage » de la firme, plateforme en ligne censée réinventer le tourisme en permettant aux voyageurs de dormir chez l’habitant : « Nous générons des expériences réelles, émotionnelles, entre hôtes, offrant la possibilité de vivre comme des locaux, grâce à la technologie. Le plus important est notre capacité à construire une communauté, qui est déjà devenue la première aire de voyage de la planète, mettant en contact hébergeurs et visiteurs, dans une ambiance de confiance, en minimisant les risques grâce à la technologie. » (hosteltur.com, 1/7/15).

D’après le site indépendant InsidAirbnb, qui tente de synthétiser et de rendre publiques les données d’Airbnb, 55% des annonces barcelonaises sont le fait de multipropriétaires. Certains vont même jusqu’à proposer 30, 50, voire 70 logements. Pour le comité de quartier de l’Ostia, « un appartement touristique perd de vue la fonction sociale du logement pour devenir un commerce ». Là où la gentrification voit pousser des vendeurs de smoothies ou des épiceries bio sur les cendres des squats et à l’ombre des centres d’art, la touristification plante des restos paella & sangria et des boutiques de castagnettes en plastique sur les décombres des espaces de sociabilité.

Selon la mairie, les appartements touristiques ont augmenté de 60% en cinq ans pour arriver au chiffre de 10 000, « sûrement le triple, étant donné que très peu d’entre eux se déclarent aux autorités de surveillance du tourisme ». Face à cela, l’équipe d’Ada Colau plaide pour une redistribution des bénéfices générés pour améliorer les services publics, accompagnée d’une responsabilisation des touristes comme usagers de la ville au même titre que ses habitants. À San Francisco, ville de la Silicon Valley et des nouvelles technologies, la « Proposition F » cherche aussi à calmer les ardeurs d’Airbnb. Un référendum est proposé le 3 novembre aux habitants pour réguler les transactions locatives. En réponse, le site a lancé une campagne de pub avec pour message : « Chères bibliothèques, nous espérons que vous utiliserez un peu de nos 12 millions de dollars de taxe de séjour pour ouvrir vos établissements un peu plus tard le soir. » Ou quand les serpents de l’État et du progrès se mordent la queue.

Le grand partage annoncé par les nouvelles technologies ouvre les portes de son cheval de Troie : là où existaient des économies locales et des systèmes coopératifs émergent des marchés globaux générateurs de précarité et d’inégalités sociales, comme en témoignent les cas d’Uber, de Blablacar ou d’Airbnb. A Barcelone comme ailleurs, les seuls quartiers à même de résister à la confiscation de leur ville sont ceux qui s’organisent aujourd’hui autour de comités de quartier et de mouvements de lutte pour le logement. Pour Gala Pin, conseillère municipale de Barcelona en Comú et responsable de l’arrondissement le plus touristique de la ville, Airbnb « est le fruit d’un modèle global, totalement hors de contrôle. (...) Nous n’arriverons à rien sans l’implication des habitants et des comités de quartier » (eldiario.es 8/10/15).

Par Ferdinand Cazalis.

1 Plataforma de afectados por la hipoteca, association de familles ruinées et expulsées de leur logement par les banques. Présente dans plus de 240 quartiers.

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1 commentaire
  • 22 novembre 2015, 20:15, par Diego de la Vega

    C’est tout bonnement le papier du siècle dans ce dossier fourmidable. Quel talent, quelle majesté.. Cabrones fou me faite plésir !

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