Révoltes palestiniennes
Zakaria Zubeidi et les fantômes de la deuxième Intifada
Zakaria est né en 1976. Son père est ouvrier et meurt d’un cancer, sa mère élève seule huit enfants. Il a 11 ans quand éclate la première Intifada. À 13 ans il reçoit une balle dans le genou ; à 14 il est envoyé en prison pour six mois. Avec les accords d’Oslo s’établit l’Autorité palestinienne (AP). Zakaria, 20 ans, se fait flic tout en trafiquant des armes et des voitures – un profil courant dans les camps de réfugiés de Cisjordanie. À partir de 2001, ces camps deviennent l’épicentre du soulèvement prolétarien venu se nicher dans la deuxième Intifada. Zakaria participe à l’armement de la révolte : il est de ces jeunes, mi-flics mi-voyous, des Brigades des martyrs d’Al-Aqsa (BMA) qui prétendent agir au nom du Fatah de Yasser Arafat. En réalité ils ne dépendent que d’eux-mêmes ; ils sont les héros des gamins autour d’eux, ils paradent, font des déclarations, tirent sur les soldats quand ils viennent, revendiquent des « opérations martyrs » qui tuent des civils en Israël. De plus en plus, ils se servent aussi sur le tas et effraient les bourgeois dans les villes palestiniennes. Les journalistes constatent qu’ils « font la loi ».
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En 2002, Tsahal attaque le camp de Jénine et le transforme en champ de ruines. Alors que la plupart des hors-la-loi recherchés sont abattus ou capturés, Zakaria reste caché sous les décombres plusieurs jours durant et en réchappe. Il devient le chef mélancolique et médiatique des nouvelles brigades du camp. Sa mère, un de ses frères et bon nombre de ses amis ont été tués par l’armée ; son visage est grêlé par les éclats d’une bombe qui lui a pété à la gueule. Quatre fois au moins, il survit miraculeusement à des opérations visant à l’éliminer. Sa légende croît. Ses proches continuent de tomber, il revendique de nouveaux attentats et donne des interviews à la pelle. Une ancienne militante du Likoud vient à sa rencontre, découvre les méfaits de l’occupation et reste à ses côtés pour lui servir de bouclier humain : tous deux affirmeront que cette relation n’avait rien d’amoureuse. En août 2004, elle est emprisonnée en Israël pour collusion avec l’ennemi.
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Je rencontre Zakaria brièvement cette année-là, alors qu’avec des copains on tourne un film dans le camp de Balata, près de Naplouse – un autre bastion des BMA. Entouré de gamins, M16 en bandoulière, se préoccupant du service du thé, le héros de Jénine ressemble beaucoup aux héros de Balata – avec qui on boit le thé, entourés de gamins, les M16 posés contre un mur.
À cette époque, durant les quelques mois ou années où ils restent en activité, ces prolos en armes se forgent un destin imprévu. Ils taillent le bout de gras avec des notables palestiniens obligés de traiter avec eux : ils les font attendre, les dédaignent, les kidnappent. Ils accumulent du pognon via les trafics et les rackets. Ils redistribuent un peu. Tout ça, ils le font sans savoir s’ils seront vivants le lendemain. Ils sont fatigués et fument clope sur clope.
Les hors-la-loi des BMA n’ont pas d’idéologie, et leur action n’est pas moralement propre. Tout porte à croire que ce à quoi ils aspirent n’est pas d’avoir un État national, mais de se venger des torts subis. Porter des coups et ne pas mourir pauvres : c’est ce désir contradictoire et tragique qu’ils incarnent. Pour sa part, Zakaria sait dans ses interviews ne pas faire de politique : « Que ceux qui veulent nous donner des leçons s’occupent plutôt de leurs affaires », dit-il.
En 2007, l’Intifada des camps prend fin. Hamas et Fatah se font la guerre ; Israël et les États-Unis épaulent l’AP pour reprendre le contrôle de la situation en Cisjordanie. Des flics palestiniens se répandent partout ; des amnisties sont distribuées aux hors-la-loi des BMA en échange d’une reddition. Zakaria pose les armes.
« Tous ceux qui parlent de la paix ne pensent en fait qu’à leurs petits intérêts », avait-il déclaré à des journalistes ; et voilà que, amnistié, il bascule du côté de la paix. Il écope d’un grade dans les forces de sécurité de l’AP ; il convertit son capital de combattant-trompe-la-mort en cash ; il se fait construire deux belles villas sur les hauteurs de Jénine. Il devient un homme de culture, il parraine le Théâtre de la liberté installé dans le camp de Jénine. La politique le guette. Il a quitté le ciel étoilé de la cause sacrificielle pour rejoindre la terre ferme des rapports sociaux.
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Mais cette terre n’est vraiment ferme que pour ceux qui la possèdent : sous les pieds de Zakaria, elle va continuer de tanguer. En mai 2012, il est arrêté, non par Israël, mais par l’AP. Il est accusé de trafiquer des armes et d’avoir, avec des collègues, tiré sur la maison du gouverneur de Jénine – l’édile effrayé en est mort d’une crise cardiaque. Dans les geôles palestiniennes, il est torturé. Il fait une grève de la faim. Les journalistes ne se ruent plus pour couvrir cette histoire : le capital romanesque de Zakaria est déprécié.
Six mois plus tard, il est libéré, mais ce n’est pas fini : on l’informe maintenant que, son amnistie ayant été révoquée, il est à nouveau wanted par les Israéliens. Il est forcé d’accepter un nouveau deal : pour échapper à la taule israélienne, il doit dormir dans une taule palestinienne à Ramallah. L’heure est à la fusion tendancielle des dispositifs carcéraux – c’est le bab al-dawar, la « porte tournante » : on ne sort d’une prison que pour être envoyé dans une autre. En 2017, Zakaria est finalement autorisé à retourner à Jénine. Il semble qu’il ait donné des gages et que son intégration à la classe dominante palestinienne ait progressé : soutenu par des journalistes de gauche israéliens, il fait un master de cultural studies ; on lui donne un siège au conseil révolutionnaire du Fatah. Mais en lui quelque chose résiste.
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Quand il était en prison durant la première Intifada, Zakaria s’était lié à un autre adolescent nommé Tarek Barghout. Jérusalémite, Barghout est ensuite devenu un avocat médiatique défendant les prisonniers politiques palestiniens. Mais, au fil des ans, le caractère schizophrénique de son boulot, qui l’amène à participer au système qu’il veut combattre, commence à l’écraser. Il se construit alors une double vie : le jour il plaide et serre les paluches des juges israéliens ; la nuit il se planque et tire sur les véhicules des colons ou de l’armée. Peu de temps après que Zakaria est autorisé à revenir à Jénine, Barghout lui confie son secret et il le convainc de se joindre à lui. Entre novembre 2018 et janvier 2019, à trois reprises, les deux hommes criblent de balles des bus de colons. Ils ne font pas de victimes, mais de manière évidente c’est sur leurs propres vies qu’ils tirent. En février 2019, l’ancien combattant et l’avocat sont arrêtés. Barghout écope de treize ans ; Zakaria n’a toujours pas été jugé. L’affaire des bus ayant entraîné la réouverture de celles de la deuxième Intifada, il ne semble pas près de sortir.
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On peut lire dans l’histoire de Zakaria un condensé de l’interminable défaite des prolétaires qui se sont soulevés au cours de la deuxième Intifada. L’appareil de domination israélo-palestinienne a demandé aux survivants des preuves de soumission croissantes, en échange de gains de plus en plus incertains. Les souffrances passées n’ont cessé d’être actualisées, prises dans un maillage carcéral toujours plus insidieux. Alors la seule manière d’exercer malgré tout un choix consiste à brûler ses propres vaisseaux, puis à creuser des tunnels à la cuillère : au moins la sociologie l’a dans l’os.
La cavale a été courte : les évadés de Gilboa ont tous été repris au bout de quelques jours. Mais, dans l’intervalle, tandis que des milliers de chiens de garde étaient mobilisés pour les traquer, ils ont électrisé les foules. Des hommes en armes du camp de Jénine se sont à nouveau répandus dans les rues, rappelant que l’histoire du soulèvement des camps durant la deuxième Intifada n’est pas close. Zakaria Zubeidi, 45 ans, vole à nouveau dans le ciel étoilé des incarnations. Ses compagnons de cavale se nomment Mahmoud Al-Ardah, Mohamed Al-Ardah, Yaqoub Qadri, Ayham Nayef Kamanji et Munadel Infaat.
* E. Minassian a fait plusieurs séjours dans les camps de Cisjordanie entre 2004 et 2017. Il s’est entretenu avec de nombreux combattants, et anciens combattants, de la deuxième Intifada.
Cet article a été publié dans
CQFD n°203 (novembre 2021)
Dans ce numéro, un dossier "cette mort qu’on nous vole". Mais aussi : une enquête sur la traque des migrants à Calais, un entretien sur la militarisation de la police, les confessions d’un rebelle irlandais, l’évasion d’un prisonnier palestinien...
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Paru dans CQFD n°203 (novembre 2021)
Par
Illustré par Gwen Tomahawk
Mis en ligne le 18.11.2021
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