Une révolution écrasée

Feu Le Caire

Au printemps 2011, puis à l’hiver 2012, j’étais venu au Caire. Il y avait une révolution. J’y suis revenu en novembre 2021 : j’en cherchais les cendres et imaginais des braises.
Carte de Cécile Kiefer
Samedi

Hier, le chauffeur du taxi que je prends à l’aéroport s’appelle Kamel. Il veut 300 livres. On négocie à 220. La situation d’interaction est floue : je baragouine un arabe de bric et de broc, je n’irai pas aux pyramides, je suis seul, je vais dans un hôtel bas de gamme. Et puis Kamel finit par comprendre que ce que je veux, c’est la politique – le faire parler et me nourrir de ses paroles. Il se prête au jeu : « Le gouvernement vole l’argent des gens. » Je suis content, mais il ne me donnera pas davantage. Il met la musique à fond. Il chante, bien et fort, toujours en avance d’une demi-seconde sur le chanteur libanais dont j’ai oublié le nom. Il roule comme un fou. Il dit : « Je suis fou, hein  ? » Nous sommes arrivés. Il dit : « Allez, tu es content, donne-moi 250. » Je lui donne 240. Il prend sans compter. Il me demande une cigarette. Je lui en offre deux. Il refuse la seconde. J’oublie le paquet dans la voiture. Il me rattrape pour me le rendre. Il klaxonne. Il rit. Je ris.

La révolution cherchait à contourner l’argent pour jouir de la parole : j’aimerais, moi aussi, mais je ne peux pas.

Dimanche

Tahrir n’est plus qu’un immense hub routier où personne ne s’attarde. Des policiers anti-émeute armés de fusils à pompe y stationnent en permanence. La sécurité d’État, dit-on, surveille la place depuis les étages supérieurs des immeubles environnants. Les cafés sont pleins d’indics. La menace, elle, ne donne aucun signe de vie.

Lundi

Mon amie Loubna m’a invité à dîner chez elle, dans la banlieue sud. Elle a convié Youssef. Youssef est un universitaire francophone à la carrure considérable. Il est venu pour converser avec moi. Je suis intimidé : j’ai peur des universitaires. Mais Youssef est intéressé par le gratin de courgettes : me voilà rassuré. Il évoque un nouveau travail, en sus de l’université. Il est question d’un « centre », d’une « autorité de tutelle ». Je finis par comprendre que Youssef travaille pour les mukhabarat al-‘am, les renseignements généraux. Youssef évoque des généraux ploucs et pieux ; des coups de fil d’amis reçus à l’aube pour faire libérer des gens ; le président, fantomatique et lointain. Voilà le grand théâtre du pouvoir. Quelque part, en coulisse : le grondement de la population. Ce n’est pas le moment de desserrer la vis, dit Youssef : les prix ont plus que doublé en cinq ans, et partout les Frères musulmans sont en embuscade.

Après dîner, on rentre ensemble en Uber : c’est la première fois pour moi. En Égypte, les Uber sont plus chers que les taxis mais Youssef les préfère car, dit-il, leurs chauffeurs se comportent bien : grâce à l’appli, ils peuvent être signalés. Ainsi ont-ils peur – et la vis tient.

Dans la voiture, Youssef est perturbé : au cours de la soirée, Loubna a dit que les gens étaient terrifiés par la police. Il en est surpris : il ne pensait pas que c’était à ce point. Il semble malheureux, perdu, seul. Je suis pris d’une horrible envie de le rassurer, de lui dire de ne pas s’inquiéter, que la police, ça va.

Mardi

Je marche vers le nord du centre-ville. À Boulaq et Choubra, tout n’est que souks. Les marchandises sont innombrables, et classées par thème : ici on circule au milieu de pièces de voiture ; là des vêtements recyclés ou des pièces d’électroménager. Pourquoi exposer de tels amoncellements ? Sans doute sont-ce là des stocks – et il n’y a pas d’entrepôts pour les y fourrer. Ahmad, à la réception de l’hôtel : « Pendant la crise du corona, les marchandises chinoises n’arrivaient plus. La ville était vide. »

Durant les deux années révolutionnaires, les quartiers de Boulaq et Choubra étaient descendus sur le centre-ville, cœur décrépi de la bohème intellectuelle et révolutionnaire et l’un des centres du pouvoir. Les gens venus de Boulaq et Choubra créaient, me dit-on, de l’insécurité. Il y avait les manifestants (bons), mais aussi les vendeurs à la sauvette et les voyous (mauvais). Ce ne sont pas seulement des paroles de bourgeois : Boulaq et Choubra, en plus d’effrayer ceux-ci, harcelaient les femmes circulant seules. Les voyous ont depuis été repoussés manu militari par la police. Le centre-ville a été sauvé de l’assaut des pauvres par l’État.

Canaliser la haine de classe sur les femmes ou défendre les libertés des individus face à l’islam des pauvres : la contre-révolution a toujours deux mâchoires. Y a-t-il eu autre chose ? J’ai le souvenir d’une femme en niqab, seule, debout sur une caisse, haranguant la foule pour parler de justice sociale. Je ne comprenais que des bribes. C’était en mars 2011 – ou peut-être était-ce en rêve.

Mercredi

Au sud-est du centre-ville est le Caire dit « islamique » : la vieille ville et ses quartiers informels (‘ashwaiyyat), certains bâtis sur des cimetières médiévaux. C’est le Caire bordélique. Je me perds dans le quartier qui domine la mosquée Ibn Touloun. Les ruelles sont de terre battue. On circule en touk-touk ; il y a des moutons, des volailles, des chevaux. J’interroge un vieux dans son échoppe. Il est avenant, il se nomme Magdi, il déclare son amour pour le président Abdel Fattah al-Sissi. Il m’informe que nous sommes dans une des ‘ashwaiyyat du quartier Khalifa. Le vieux Magdi m’offre un jus de goyave. Je veux payer, il refuse : il affirme avec assurance que je ferais pareil si nous étions chez moi en France. « Bien sûr », dis-je, et je l’invite chez moi en France. Pas plus que l’argent, la négation de l’argent ne lie.

Jeudi

J’ai rejoint la place Sayyida-Zeinab. Dans un café, le serveur me dit de rester un an en Égypte, qu’alors je comprendrai le pays. Il s’appelle Hassan. Il me donne un surnom : Mouni. Vient la question « Tichrab moukhadarat  ? » – bois-tu des drogues ? (ici, on dit qu’on boit les drogues). Je suis méfiant avec cette affaire : il y a dix ans, parti pour ce faire, je m’étais trouvé chez d’habiles voleurs, face auxquels je ne savais pas quel bon droit faire valoir. « Bof » dis-je à Hassan, j’ai arrêté. » Mais Hassan insiste ; il guette le fond de mes yeux et scanne mon âme : lui, c’est haschisch à fond.

Vendredi

J’ai poussé plus loin au sud, en lisière du cimetière sud. Quand je quitte la place Sayyida-Nafissa, tout est silence. Je longe un quartier qui, sur la carte, s’appelle Masakin Zeinhum. Le bric et broc des ‘ashwaiyyat s’y transforme en décrépitude urbaine : des barres grises qui immédiatement évoquent l’État. La misère ici cesse d’être active : les pauvres sont assis. De cette position ils me regardent, et ces yeux sont des miroirs plantés en moi.

J’entame une descente vers Sayyida- Zeinab. Sur ma route, un monstre : un cube de béton énorme et tonitruant, protégé par tout un tas de fourgons-prisons. C’est le tribunal du district Sud du Caire. Voici la justice, la vraie, celle qui mange les pauvres – les mastique, les ingurgite, les chie.

Samedi

Khan-al-Khalil : le Caire touristique

Je suis au nord, près de la mosquée Al-Hakim, au pied des remparts. La zone à babioles s’est effilochée doucement et la guerre pour l’espace bat son plein. Les boutiquiers s’affairent pour vendre des marchandises aux touristes. De jeunes prolétaires font vrombir leurs deux-roues – ils sont déférents et agressifs ; parfois ils font montre d’une sonore religiosité. Les touristes traînent et attendent qu’on s’occupe d’eux. Ils sont égyptiens, golfiens, turcs, indonésiens : musulmans, ils ne me renvoient nul reflet… c’est confortable. Les agents de la sécurité semblent vivre une relation importante avec leurs matraques molles. Certains les trimballent par brassées entières ; d’autres, alanguis sur des barrières, triturent leur bidule. On distribue l’objet et on fait connaissance avec lui : sans doute la matraque molle est-elle une nouveauté dans l’équipement.

Un oiseau a chié sur mon épaule. Je vais devoir retourner à l’hôtel pour me changer. Je n’en bougerai plus aujourd’hui.

Dimanche

Un chauffeur de taxi m’a informé que le quartier où le vieux Magdi m’a offert un jus de goyave est voué à une destruction prochaine. Évoquant le destin futur des expulsés, il m’a dit : « L’Égypte est grande. » À ce moment, je n’ai su comment interpréter son regard. Je suis à l’affût des frémissements de la haine – j’aimerais imaginer un face-à-face secret entre l’État et les ‘ashwaiyyat. Entre le 25 et le 28 janvier 2011, la police a, dans ces quartiers, été attaquée partout. Les bulldozers sont-ils l’instrument d’une vengeance ? Je me raisonne : le capital court devant le temps, pas derrière. Le BTP, c’est les capitalistes militaires. Ils contractent avec l’État, ils ravagent, ils se mettent le pognon dans les poches. Soixante pour cent du bâti au Caire n’est pas déclaré – on peut détruire sans problème.

Le soir, quand je regagne le centre-ville en remontant la rue Talaat-Harb, la ville me semble sombre et vide. Je presse le pas. Je me remémore des slogans. « Thawra, thawra hatta an-nasr » – Révolution, révolution jusqu’à la victoire ; « Yaskut, yaskut hakmat al-‘askar » – Que tombe, que tombe le gouvernement militaire.

Je me souviens d’une émeute du côté de la rue Mohamed-Mahmoud, fin 2012. Amar, supporter de l’équipe de foot d’Al-Ahly, m’avait abordé : il était anglophone. « Ce sont des chiens, ils nous tuent, ils tuent mes frères. » Il parlait de la police – les ultras d’Al-Ahly étaient alors omniprésents dans les combats de rue. Avec Amar, nous sommes ensuite restés en contact sur Facebook. Il a voulu fuir le pays, m’a demandé des coups de main. Je n’avais pas grand-chose à lui offrir. Sur sa page Facebook, il est désormais marié. Je ne l’ai pas informé de mon retour au Caire. Le corona, dit-on, a tué l’activité des ultras.

Lundi

Je suis retourné au café de Hassan à Sayyida-Zeinab. Hassan m’a dit : « Ah, Mouni, si nous parlions la même langue, je t’expliquerais tant de choses sur cette ville et ce quartier. » À plusieurs reprises, il s’est pincé la glotte en prononçant un mot que je n’ai pas compris. Cela veut dire qu’il en a marre. Il veut rester à la maison, à fumer du haschisch. Il a 31 ans et n’est pas marié.

Mardi

Un chauffeur de taxi barbu. Sa dentition est pleine de trous ; il louche et grimace comme s’il voulait décrocher le rôle de l’ogre. Il me mène au parc Al-Azhar en passant par un no-man’s land entre le cimetière sud et Manshiyat Nasr. C’est vide, c’est cassé, les ordures forment des collines. Sous ses grimaces, le chauffeur semble joyeux de me faire passer là. Il évoque les beautés de l’Amérique et du sexe à la télévision. L’existence du sexe à la télévision semble lui procurer une joie intense.

En haut de la quatre-voies de Salah-Salem, il faut faire demi-tour. On croise une immense mosquée enguirlandée : la Mosquée de la police – l’entrée, m’explique le chauffeur, en est interdite à tous les non-flics. Et voilà que l’homme est pris d’un cri strident et se met à causer en anglais : « Police very very bad  ! » Dans une phrase mal branlée, je marmonne le mot révolution (thawra). Le chauffeur secoue la tête et il entrechoque le creux de ses poignets : il n’y aura pas de nouvelle révolution, seulement la prison, encore et encore.

Au printemps 2011, au détour d’un café, un vieux. Il incarne la bohème intellectuelle du centre-ville : il est chevelu et sapé comme en 1970. Je lui dis que je cherche la révolution. Il me répond que je ne la trouverai pas car, dit-il, elle est cachée : elle se niche dans les mots secrets qu’en ce moment même s’échangent les travailleurs. Longtemps, loin du Caire, les paroles de ce vieux ont façonné ma mythologie de la révolution : maintenant, tout ça est caduc. Pour mes fantasmagories futures, je pense au cri strident sorti de la gorge du chauffeur de taxi orgiaque. Quelque chose y était suspendu – mais on ne sait pas encore quoi.

É. Minassian

L’Égypte

• 100 millions d’habitant·es, dont 23 millions au Caire. • une économie de rentes : transferts de la diaspora, tourisme, redevances d’utilisation du canal de Suez, ventes d’hydrocarbures. • un tiers de la population sous le seuil de pauvreté. un secteur informel qui représenterait la moitié de l’emploi.

La dynamique révolutionnaire (2011-2013)

Entre le 25 et le 28 janvier 2011, la police, partout assaillie, est physiquement vaincue par des dizaines de milliers de manifestant·es. Au cours des deux semaines suivantes, l’occupation de la place Tahrir entraîne la dislocation du bloc dirigeant. Les généraux démettent le président Hosni Moubarak et prennent le pouvoir. Mais ils ne peuvent ni ne veulent gouverner seuls : ils s’allient avec les Frères musulmans et jouent l’ouverture démocratique. Il y a plusieurs élections ouvertes en 2011 et 2012 : les Frères les remportent toutes. Mais l’État ne parvient pas à absorber une ébullition sociale qui n’a pas de traduction politique ni d’unité organisationnelle. Les « jeunes de la révolution », concentré·es au Caire, maintiennent une pression constante sur le terrain de la démocratisation : ils sont durement réprimé·es. un puissant mouvement d’insubordination traverse les lieux de travail, entraînant nombre de grèves sauvages. Les émeutes contre la police et les pouvoirs locaux sont récurrentes : la jeunesse du salariat informel se répand dans les rues – ultras, « black blocs », « salafistes révolutionnaires ». Le pouvoir orchestre plusieurs massacres, qui entraînent chaque fois des recompositions des forces politico-sociales : les alliances de rue se font et se défont.

L’islamiste Mohamed Morsi est élu président en juin 2012 face au résidu d’ancien régime – fouloul – Ahmed Chafiq. En décembre, le bloc Frères musulmans-militaires se disloque : les Frères veulent pousser leurs pions trop loin au sein de l’État. Au printemps 2013, alors que l’agitation sociale se poursuit, les militaires manipulent prix et pénuries. Le 3 juillet 2013, s’appuyant sur des manifestations massives et un soutien de la quasi-totalité des forces politiques non-fréristes (y compris les salafistes), ils renversent Morsi, se revendiquant d’une « deuxième révolution ».

Les pelleteuses

En 2016, suite à un accord avec le Fonds monétaire international (FMI), la monnaie est dévaluée et les subventions étatiques sur l’énergie et les produits alimentaires sont partiellement levées : les prix s’envolent. L’économie égyptienne tourne à grands coups d’emprunts : les taux d’intérêts égyptiens sont parmi les plus attractifs sur le marché mondial. L’afflux de capitaux finance de grands projets d’infrastructures : doublement du canal de Suez, construction de villes nouvelles dans le désert. À 40 km du Caire, une nouvelle capitale est en construction. Elle a pour nom « Nouvelle capitale administrative ». On attend d’ici peu le transfert en grande pompe de 50 000 fonctionnaires.

Alors que les dépenses publiques ont doublé en dix ans, le budget de l’État ressemble à une pyramide de Ponzi.

Le nouveau régime

Le nouveau régime, dominé par le chef d’état-major Abdel Fattah al-Sissi, s’inaugure par un massacre d’une ampleur inédite : sur la place Rabia, en août 2013, les forces de sécurité tuent au moins 800 manifestant·es pro-Morsi. Les libéraux démocrates, socialistes et autres syndicalistes révolutionnaires, qui soutiennent le gouvernement de transition, n’y trouvent rien à redire. Dans les mois qui suivent, des dizaines de milliers de présumés islamistes, accusés d’appartenance terroriste, sont jetés en prison. Progressivement, les idiots utiles libéraux et salafistes sont écartés ; les « jeunes de la révolution » qui maintiennent une activité publique sont à leur tour durement réprimé·es. Enfin, au cours de l’hiver 2013-2014, la discipline au travail est restaurée : le mouvement révolutionnaire est vaincu. Sissi est élu président en 2014 et réélu en 2018, dans des bureaux de vote déserts. La pression policière atteint des niveaux jamais vus : elle continue aujourd’hui de se resserrer. Les prisons égyptiennes sont surpeuplées. La moitié des prisonniers seraient « politiques » : 60 000, disent les ONG.

L’armée

À côté d’autres secteurs capitalistes, l’armée égyptienne est un « capitaliste collectif » fondu dans l’État – un résidu de socialisme des années 1960. La logique de rentabilité du capital est ici dissoute : dans les entreprises militaires, profits et subventions de l’État sont confondus. L’armée produit de l’agroalimentaire, du BTP, des médicaments. Elle fait travailler gratuitement les bidasses ; elle emploie des salariés qui sont des militaires. Elle fournit à ses employés, sécurité sociale, retraites, soins gratuits. L’armée-entreprise est la grande orchestratrice des mégaprojets d’infrastructure : par ce biais, les capitaux achetés par la dette passent dans son budget. L’État égyptien est ainsi tiraillé entre la mainmise des militaires et les intérêts des capitalistes privés : cette contradiction – parmi d’autres – menace de faire sauter le couvercle de la cocotte-minute sociale.

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CQFD n°207 (mars 2022)

Dans ce numéro de mars aux belles couleurs roses et rouges, un dossier sur « les saigneurs de l’info », mais aussi : une terrible enquête sur les traces d’un bébé mort aux frontières près de Calais, un voyage au Caire en quête de révolution, un stade brestois vidé de sa substance populaire, un retour sur les ronds-points jaunes, une gare en péril, des cavales, des communards pas si soiffards...

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