En stéréo, mais pas typique
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« Le Pacha » est un morceau que j’ai écouté compulsivement pendant des semaines entières, fasciné par sa fantaisie et sa puissance sonore, mais aussi par le message qu’il porte, à la fois tentateur et politiquement douteux. On pourrait le résumer par ce passage : « Je veux être considéré comme pacha / Je n’aurai plus d’obligations mais des propositions / Plus de contraintes. » Au début de ce tube en puissance, Stanislas Carmont, qui a écrit les paroles et les chante avec poigne, parle de son grand-père arménien, qui lui aurait légué « un livre sur [sa] famille, qui raconte l’histoire des grandes familles arméniennes », avant de clamer : « Je suis le descendant de princes. »
Bon, je suis pas fan des « princes », soyons clairs. Mais ce à quoi joue Stanislas dans ce morceau, c’est à inverser l’injonction si macroniste à la productivité. En assumant ce qui en lui crie paresse et en adoptant le costume de démiurge entouré de serviteurs, il retourne l’image d’assisté que prennent dans les dents toutes celles et ceux qui ne sont pas adaptés au rythme du marché. Mais il sait bien qu’au fond le devenir « pacha » n’est pas une solution : « Ce serait une vie de rêve, sans l’être vraiment », confie-t-il au téléphone. « On finirait par s’ennuyer, parce qu’on ne ferait rien. En pacha, je resterais chez moi à gambader, rien d’autre. Ce serait pesant, pour moi comme pour les autres. »
Son aversion revendiquée (en chanson comme en discours) des tâches ménagères et son côté feignasse du quotidien, il ne les relie pas à son trouble, d’autant qu’il fait tant de choses dans la vie que ça donne le tournis (musicien, donc, mais aussi comédien de théâtre et de cinéma, et rédacteur pour le journal Le Papotin) : « L’autisme n’a rien à voir là-dedans. Il y a plein de gens qui ont des manques de volonté. Le truc c’est que j’arrive plus à me bouger pour les choses que j’aime faire. Quand on doit accomplir des tâches déplaisantes, il y a quelque chose de négatif qui s’impose à vous, ce qu’il faut parfois dépasser. J’ai honte quand je ne participe pas au ménage avec les autres comédiens du Théâtre du Cristal1. Le prix de la réussite, c’est aussi apprendre à faire quelque chose qu’on n’aime pas. »
Le décrivant comme « un collègue de travail » et « un artiste au talent fou », son « accompagnateur », Christophe L’Huillier, déplore que le succès du film Un petit quelque chose en plus focalise l’attention sur son handicap : « Avec Astéréotypie, les gens le voient d’abord comme un musicien, ce qui est moins le cas dans les sollicitations médiatiques qui pleuvent sur lui en ce moment ». Le groupe, dont il faut absolument écouter en boucle les deux premiers albums, Personne ne ressemble à Brad Pitt dans la Drôme (2022) et L’Énergie positive des Dieux (2018), est né il y a treize ans dans un institut médico-éducatif (IME) de Bourg-la-Reine où Christophe organisait des ateliers musicaux2. Il y a vite découvert la créativité et la pulsation punko-éléctrique des pensionnaires du lieu, criant haut et fort dans leurs écrits/cris que « la vie réelle est agaçante ». Depuis, la formation3 fait son petit bonhomme de chemin, commence à connaître le succès, voire la hype.
Stanislas n’est pas d’accord avec Christophe sur les éventuels effets négatifs de sa médiatisation : « Oui, parfois ça me gêne un peu qu’on me parle de handicap en premier lieu, mais après je n’oublie pas qui je suis, mon identité. Le film Un petit quelque chose en plus traite de ce sujet. Moi, je me reconnais en tant qu’autiste, et je n’ai pas envie de me détacher complètement de ça : ce handicap a participé à mon histoire, à mon art, au combat que mes parents ont mené, au chemin parcouru dans ma vie. C’est vrai que j’ai très souvent envie d’en sortir, que je ne veux pas être freiné par rapport aux gens neurotypiques, ordinaires. Mais ça reste une marque importante de ma vie et un combat quotidien pour faire accepter la différence. » Et pour les amoureux transis d’Astéréotypie, à l’image de votre serviteur, une bonne nouvelle : le groupe travaille sur un troisième album. Fin juin 2024 est sorti un single intitulé « Que la biche soit en nous ». La chanteuse Claire Ottaway y proclame notamment : « Dans les vergers des bois / Telle la chasseresse comme je me considère / Je me sens inspirée d’un portrait / Sans comparaison / C’est la source de silence et de douceur / Si j’ai toujours les yeux de biche / Je me montrerai lucide et charitable / À bramer au clair de lune dans cette lisière paisible. » Et le refrain retentissant de répéter encore et encore, comme un mantra libérateur : « Que la biche soit en moi / Avec le vol de chaque flèche chasseresse. » Dans ce temps néolibéral forcené où l’on clapote à la traîne de boussoles égarées, cette « flèche chasseresse » est comme le rêve du « Pacha », un jet joyeux, une respiration, et un bon uppercut dans ce réel si désastreux quand il se pique de normativité et s’enferme dans la peur de la différence, quelle qu’elle soit.
Que la biche soit en vous, et avec votre esprit.
« J’aimais énormément mon grand-père C’était quelqu’un de passionnant Il connaissait par cœur l’histoire d’Arménie Je le surnommais Atabaille Je porte sur moi le livre qu’il a écrit Un livre sur ma famille Qui raconte l’histoire des grandes familles arméniennes. Je suis le descendant de princes Mon grand-père était diplomate À Johannesburg à São Paulo à Alexandrie Il n’aimait pas trop son père Mais il aimait beaucoup sa grand-mère C’est le meilleur des grands-pères Dans mes veines coule du sang royal, noble Je sens l’héritage d’Atabaille Je ne suis pas comme vous Je ne suis pas comme n’importe qui Je viens d’une famille exceptionnelle C’est pour ça que je ne parle pas comme les autres de mon âge Mais comme un historien Je veux être considéré comme pacha Je veux être considéré comme pacha Je n’aurai plus d’obligations mais des propositions Plus de contraintes Je n’aurai pas à faire la vaisselle, à essuyer les assiettes Je veux être servi, je veux qu’on me lave Que l’on remplisse mon bain Je veux même plus écrire les SMS moi-même Je veux qu’on le fasse à ma place Qu’on me tienne le téléphone sur l’oreille Je veux être porté par plusieurs servants Sans devoir marcher jusqu’à l’avion Jusqu’à la première classe Je veux qu’on aille au McDo à ma place Pour me chercher ce que je désire J’aimerais être un pacha en mode Pacha Apportez-moi des gâteaux Emmenez-moi dans le jardin quand il fait beau Préparez-moi à manger… tout de suite ! Coiffez-moi ! Habillez-moi ! Laissez-les entrer ce sont des amis Préparez le repas pendant que je discute avec eux Je veux être un pacha assis confortablement Que l’on soit à mon service, en mode pacha JE VEUX, JE DOIS, JE VEUX ÊTRE UN PACHA ! » (x 22)
Cet article a été publié dans
CQFD n°232 (juillet-août 2024)
Dans ce n° 232, un méga dossier spécial « Flemme olympique : moins haut, moins vite, moins fort », dans l’esprit de la saison, réhabilite notre point de vue de grosse feignasse. Hors dossier, on s’intéresse au fascisme en Europe face à la vague brune, on découvre la division des supporters du FC Sankt Pauli autour du mouvement antideutsch, on fait un tour aux manifs contre l’A69 et on découvre les Hussardes noires, ces enseignantes engagées de la fin du XIXe, avant de lire son horoscope, mitonné par le professeur Xanax qui fait son grand retour !
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Paru dans CQFD n°232 (juillet-août 2024)
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Mis en ligne le 15.07.2024
Dans CQFD n°232 (juillet-août 2024)
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