À l’heure où la nécessité de « défendre la ville » – en fait, l’ordre social capitaliste qui s’impose à celle-ci – contre un ennemi d’autant plus omniprésent qu’il est de moins en moins définissable se fait plus impérative que jamais [2], un nouveau « modèle » d’organisation et de fonctionnement de l’espace se met en place. À celui de la « ville-forteresse », décrit et dénoncé par le sociologue étasunien Mike Davis, interdisant la pénétration de certains lieux aux fauteurs de troubles réels ou potentiels, se superpose maintenant, en se combinant avec lui, celui de « la régulation des flux par la séparation des circulations selon les publics de façon à éliminer les risques de friction sociale et humaine [3] ». La protection physique de certains espaces va de pair désormais avec la gestion des déplacements.
On est au-delà de la prévention situationnelle classique où il s’agissait d’« aménager les lieux pour prévenir le crime », de les (re)configurer pour influer sur les comportements (architecture dissuasive) à l’aide de toute une série de dispositifs matériels de protection : murs, barrières, clôtures, grilles, glacis, fossés, haies renforcées… auxquels s’ajoutent digicodes, caméras et vigiles. En éliminant également tous les éléments qui peuvent inciter les délinquants réels ou potentiels à se considérer sur leur terrain (impasses, recoins, tunnels, passerelles, coursives, halls traversants, toits-terrasses...). Le tout donne naissance à une ville bunkerisée, panoptique et paranoïaque, composée d’enclaves verrouillées repliées sur elles-mêmes, protégeant leurs habitants ou leurs usagers légitimes contre les individus indésirables. Cela demeure, mais n’est plus suffisant pour garantir la « paix civile ».
Il s’agit maintenant, en plus, de constituer un espace adaptable à toutes les situations, même celles sur lesquelles la société qui les engendre n’a plus de prise. Celle-ci, en effet, serait fluide, obligeant les citoyens à se mouvoir dans l’incertitude. Elle serait devenue « liquide » pour reprendre la métaphore du sociologue Zygmunt Bauman [4]. Et, « des incivilités au terrorisme, en passant par les agressions et les violences urbaines », note l’architecte Paul Landauer citant l’incontournable Alain Bauer [5], la délinquance est elle-même à l’image de la société : « de plus en plus mouvante et volatile [6] ». L’heure est donc à anticiper l’imprévisible, à envisager l’improbable. Tout peut arriver partout et n’importe quand. On parlera à ce propos de la nécessité d’une « gouvernance de l’aléatoire ». « Face à une insécurité plurielle et mouvante, la sûreté ne peut être que globale et évolutive », affirment les auteurs d’un manuel destiné à aider les architectes, urbanistes et paysagistes à « s’emparer du champ de la sécurité [7] ».
De fait, de même que l’insécurité ne serait plus comme jadis le fait exclusif des « classes dangereuses », elle ne serait plus le propre de lieux déterminés, de rues désertes et de quartiers mal famés, même si les zones de relégation, baptisées « sensibles », où est parquée une partie des classes populaires, figurent en bonne place parmi celles à « rénover » pour les « pacifier ». Aujourd’hui, les espaces urbains considérés comme les plus « à risques » sont aussi ceux qui sont les plus fréquentés par des gens de toutes sortes : infrastructures de transport, galeries commerciales, équipements de loisir, places de centre-ville… Dès lors, l’urbanisme sécuritaire classique ne suffit plus. Outre qu’elles se sont diversifiées, « les populations devant être contrôlées se manifestent tout à la fois de manière indistincte et mobile. » Ce qui oblige à recourir à un « urbanisme “intelligent” – comme on parle de technologie “intelligente” – capable de modifier ses aménagements au gré des circonstances [8] ».
En quoi consiste concrètement cette « intelligence » ? À mettre en place des dispositifs de séparation et de canalisation des publics, à limiter les croisements pour éviter les embouteillages et la congestion propices à toutes sortes d’actes de malveillance – des vols à la tire aux émeutes –, et aussi à installer des « périmètres de sécurité » amovibles et extensibles servant à trier et filtrer les usagers en fonction de la légitimité accordée à leur présence dans les lieux à sécuriser, sans oublier les « couloirs de circulation » réservés à la police pour permettre des interventions rapides. Ces techniques sont peu à peu diffusées dans l’ensemble des secteurs de la ville, quel que soit le niveau de risque auquel ils sont exposés, par hantise des regroupements inopinés, des mouvements de foule, des rassemblements intempestifs et des débordements incontrôlés. Le but est d’inciter au déplacement et de dissuader le stationnement dans l’espace public. Les maîtres-mots sont « fluidité » et « mobilité », l’immobilité étant suspectée de bloquer, intentionnellement ou non, les flux. Le modèle est celui de l’aéroport ou du stade dont les abords sont aménagés pour déjouer les attentats terroristes ou les exactions des hooligans.
Néanmoins, ce modèle serait excessif et contre-productif, selon les promoteurs et adeptes d’un urbanisme sécuritaire plus « soft », soucieux de « concilier sécurité et urbanité [9] ». Si « la contrainte spatiale est beaucoup plus admise que la répression policière », encore faut-il qu’elle se fasse discrète pour exercer ses pleins effets, sous peine d’inquiéter les citadins, alors qu’il s’agit de les rassurer, en leur donnant l’impression fâcheuse de vivre dans un environnement urbain quelque peu carcéral. Aussi les architectes, les urbanistes ou les paysagistes sont-ils invités à faire assaut de créativité pour rendre avenants les espaces qu’ils sécurisent.
L’archistar Jean Nouvel, par exemple, excellerait dans cet art de la « ruse », si l’on en croit Paul Landauer. À le lire, Jean Nouvel serait « passé maître dans l’invention et la mise en pratique de dispositifs subtils visant à masquer le contrôle et la protection d’espaces privés mais ouverts au public ». Certes, celui qui fréquente l’Institut du monde arabe (IMA), la fondation Cartier ou le musée des Arts premiers à Paris compte en principe peu d’« indésirables » et autres « malfaisants » ciblés d’ordinaire par l’architecture sécuritaire. Mais, on ne sait jamais. D’autant qu’il pourrait bien venir à l’idée de gens lettrés et bien éduqués appartenant aux franges de la petite bourgeoisie intellectuelle menacées par la prolétarisation de choisir ces hauts-lieux de la culture noble pour manifester leur « indignation ». Toujours est-il que l’on ne saurait contester l’aptitude de Jean Nouvel à « adapter les formes de ses projets aux évolutions de la sécurité ».
En 1981, lors de la conception du premier édifice, l’IMA, on en était encore à l’architecture de prévention situationnelle ancienne formule, c’est-à-dire visant avant tout la protection. L’objectif est alors de camoufler cette visée première. Ce que Jean Nouvel accomplira en aménageant devant la façade principale un faux parvis clôturé par un grillage dissimulé dans une haie interrompue par des stèles blanches hautes et massives qui se dressent telles des sculptures alors qu’elles servent de point d’appui aux grilles d’entrée. L’apparence d’un prolongement de l’espace public jusqu’au pied de l’édifice fera oublier aux visiteurs, comme Paul Landauer en félicite son confrère, que « l’institut s’ouvre, de tous côtés, sur un enclos entièrement privé et vidéosurveillé ».
Avec la fondation Cartier, inaugurée en 1994, on passerait à une « nouvelle étape dans le développement de la ruse ». Nouvel jouerait cette fois avec la « visibilité », pour ne pas dire la transparence, pseudo-concept cher aux architectes soucieux de doter leurs œuvres d’un look « démocratique », notamment quand elles abritent des sièges sociaux d’entreprises ou les instances dirigeantes de la bureaucratie étatique. L’alignement le long du boulevard Raspail de panneaux de verre qui se confondent avec les façades du bâtiment, en verre elles aussi, rend visible du dehors le jardin privé situé dans l’intervalle, ce qui contribuerait à faire passer la Fondation Cartier pour un « édifice public entièrement accessible ». Et Landauer, toujours admiratif, de conclure : « Il suffit de donner à voir aux passants les limites du fond de la parcelle pour que s’estompe la conscience du contrôle des entrées sur rue. » Il faut pourtant passer vite pour ne pas voir l’édicule de la billetterie que Nouvel, recourant à la « ruse » éprouvée mais éculée de la dissimulation, a eu peine à masquer derrière une grille.
Aux dires de Paul Landauer, l’édification du musée des Arts premiers, voulu par le Président Jacques Chirac, va néanmoins donner à Jean Nouvel l’occasion de faire un pas supplémentaire en matière de « ruse ». L’idée est de faire perdre aux visiteurs la « conscience des seuils à franchir » pour pénétrer dans le musée tout en empruntant un parcours dûment programmé. Là encore, sont appelés à la rescousse les panneaux vitrés et la végétation, auxquels s’ajoutent la mise sur pilotis du bâtiment et le dosage des éclairages extérieurs et intérieurs, pour placer les cheminements imposés par la répartition « rationnelle » des flux sous le signe de la découverte. Plus surveillés et contrôlés que jamais, les visiteurs auront ainsi l’illusion de pouvoir se déplacer dans ces lieux au gré de leurs envies.
Si perfectionnés soient-ils, cependant, ces subterfuges ne sauraient résoudre la contradiction à laquelle se trouvent confrontés les architectes-urbanistes-paysagistes qui s’évertuent, sous la pression de leurs commanditaires publics, en particulier les municipalités, à faire rimer sécurité et sociabilité, au lieu de les opposer. En effet, pour efficaces qu’elles soient en termes de pacification urbaine, les stratégies fondées sur la séparation des usagers et la spécialisation des usages (commerce, sport, art, fête...) pour éviter les conflits et les confrontations, ne vont pas dans le sens d’une « consolidation du lien social », objectif unanimiste et consensuel rituellement évoqué dans les discours des « décideurs » en matière de politique urbaine et dans la prose des chercheurs qui leur sont inféodés.
Ignorant délibérément la division de la société et, donc de la Cité, en classes, les inégalités criantes qui en résultent et les antagonismes qu’elle engendre, ces bons apôtres qui rêvent d’une « ville citoyenne » où chacun concourrait à la sécurité de tous se font les chantres d’un espace public apte à « donner lieu à une rencontre entre des êtres libres et égaux [10] ». Or, déplorent-ils, les stratégies qui donnent la priorité au maintien de l’ordre au détriment du « vivre ensemble » vont à l’encontre de la « préservation d’un espace commun entre les hommes […] nécessaire à la sécurité elle-même, car elle seule garantit un partage et une juste distance entre les usagers, les habitants, les citoyens ou les visiteurs [11] ». D’où une série de questions ineptes érigées en problématiques scientifiques : « Comment provoquer la rencontre dans des villes conçues pour éviter que les gens se croisent ? Y a-t-il un partage collectif possible dans des lieux hiérarchisés en fonction du degré de connaissance – l’inconnu étant perçu comme un intrus, voire un suspect – et de l’identité [12] » ? La réponse est à la hauteur, si l’on peut dire, des questions posées : mettre à profit « la prise en compte de la sécurité dans les projets urbains et architecturaux » pour « trouver la bonne distance entre les habitants, les citoyens, les usagers et les visiteurs. Ni trop près ni trop loin, ni trop séparés ni trop ensemble, ni trop en mouvement, ni trop immobiles. » Bref, la distance sociale étant postulée intangible, c’est la distance spatiale qui servira de variable d’ajustement. Les hommes et femmes de l’art sommés d’affirmer leur capacité à répondre aux problèmes de sécurité ont donc du pain sur la planche !
À cet égard, le grand manitou de l’urbanisme sécuritaire hexagonal ne se contente pas de prêcher et de préconiser. Il lui arrive aussi de mettre en œuvre les principes et les préceptes qu’il se plaît à rabâcher. Ainsi dans le cadre d’une opération de « sécurisation » de deux quartiers d’habitat social menée à Brest, qui lui ont valu, en 2008, le Prix français de la prévention de la délinquance. La cible ? De jeunes dealers qui avaient l’habitude de squatter des halls d’immeubles et les abords immédiats dans deux cités, ce qui, évidemment, gênait autant les locataires que le bailleur social. Vinrent d’abord les « diagnostics ». L’un concernait les « choix stratégiques des délinquants » : les lieux « offraient une bonne visibilité sur l’accès au site et étaient placés à proximité d’allées procurant les meilleures possibilités d’échappées » en cas de descente de police. L’autre portait sur les « raisons pour lesquelles les pratiques des habitants n’avaient pas permis d’empêcher ce type d’appropriation illégitime, voire violente, de ces lieux ». En bon professionnel de l’aménagement et de l’urbanisme, imprégné, comme l’ensemble de la corporation, d’idéologie spatialiste, Paul Landauer imputera tant ce détournement d’usage que le manque de réaction des résidents à l’espace public qui n’avait « pas joué son rôle ». Il permettait la circulation mais non « l’arrêt et le partage des lieux ».
La solution allait dès lors de soi : aménager au cœur des deux cités des places « confortables et accueillantes », avec des bancs, donnant directement sur les entrées d’immeubles, elles-mêmes reconfigurées – et tout de même dotées de digicodes et de lecteurs de badges –, où « peuvent se croiser à toute heure les citoyens et les habitants du quartier ». Placés sous l’œil des passants, les délinquants n’ont alors plus qu’à bien se tenir ou à déguerpir. Une opération bénéfique : deux ans plus tard, se réjouit Landauer, les fauteurs de troubles avaient presque totalement disparu. Il aurait pu néanmoins constater que ceux-ci avaient tranquillement transféré leurs activités à quelques centaines de mètres de là, si ses pas l’avaient guidé un peu plus loin. « Effet plumeau », commentent, blasés, les policiers brestois : « On peut déplacer la poussière, mais il en faudrait plus pour la faire disparaître. » Peu importe, pour les adeptes de l’espace défensif et défendable, sa configuration « peut remédier très directement aux situations d’insécurité qui, au-delà des problèmes sociaux [sic], relèvent parfois de conflits d’appropriation ou de manque d’espace pour être ensemble ». Les « problèmes sociaux » peuvent donc perdurer, voire s’aggraver. Il restera toujours des architectes, des urbanistes et des paysagistes assermentés pour en « réguler » spatialement la non-solution.