L’ennemi de mon ennemi

Vallée d’Aspe : enterrer les vieilles rancunes ?

Dans les Pyrénées béarnaises, les habitant·es de la vallée d’Aspe s’écharpent depuis une trentaine d’années autour d’enjeux écolos. Mais depuis peu, une autre menace rôde : dans ce coin encore un peu épargné par le tourisme, les citadin·es sont de plus en plus nombreux·ses à rafler les maisons disponibles, faisant flamber les prix de l’immobilier. Reportage.
Philémon Collafarina

« Ici, tu ressens toute la puissance de la terre. C’est vraiment un bon endroit pour se vider la tête », rêvasse Aimée, cuisinier et fils de militante écologiste, en pointant du doigt par la fenêtre, l’orage sur les hauteurs montagneuses. La vallée d’Aspe (Pyrénées-Atlantiques) est un territoire béarnais longeant le gave d’Aspe jusqu’en Espagne. Ses voisines, Ossau et Barétous, sont larges, peuplées et touristiques, équipées de stations de ski. Aspe est une vallée étroite, aux paysages vierges et escarpés. Avec ses terres principalement exploitées par des berger·es et leurs brebis, elle paraît hors du temps. « C’est plus nature, plus sauvage  » décrit Sylvain, jeune technicien du spectacle.

Relativement préservée, la vallée a pourtant été secouée dans les années 1990 par un projet autoroutier d’envergure. Les militant·es écolos venu·es s’installer dans ces années-là et les locaux implantés de longue date sont, depuis, divisés. Au risque d’oublier la menace de gentrification qui arrive peu à peu des grandes villes ? Peut-être pas.

De Woodstock à la question ursine

Dans les années 1990, le projet du tunnel du Somport prévoit de creuser un passage de plus de 8 kilomètres à travers la montagne afin de favoriser le commerce avec l’Espagne, désengorger les routes et dynamiser la région. La construction devant avoir lieu sur le dernier territoire des ours bruns des Pyrénées, elle provoque la colère des écologistes. Appelés « peluts » ou « poilus » par les locaux, en référence à leurs cheveux longs, ces militant·es s’installent dans la vallée et s’activent contre le tunnel à coup de manifs, pétitions et même sabotages. Lise, fille de l’un d’entre eux, résume : « Je discutais avec un monsieur qui vivait vers Paris, il a entendu parler de la vallée d’Aspe. À une époque, c’était l’endroit où il fallait aller… Woodstock quoi ! Et moi, je suis née ici. »

Le conflit qui oppose les écolos et les habitant·es historiques ruisselle sur les générations suivantes

Animés par la culture hippie et le retour à la terre, les peluts arrivent en nombre. Entre eux et les locaux, plutôt favorables au projet et souvent anti-ours, ça frite. En 2003, le tunnel est finalement construit et même si les militant·es écolos ont réussi à négocier le fait que la route qui mène à l’Espagne contourne la plupart des villages, les promesses politiques ne sont pas tenues. « Le tunnel ne résout en rien la précarité des habitants » regrette le maire actuel d’Accous, petite commune de la vallée.

La question de la sauvegarde de l’ours, quant à elle, s’est étendue partout en France. De quoi mettre en rage les berger·es qui s’organisent et manifestent contre des décisions qu’ils jugent éloignées de leur réalité, « parisiennes ». En 2004, Cannelle, dernière ourse des Pyrénées, est tuée. En 2018, alors que deux ourses slovènes sont réintroduites de manière très discrète, les anti-ours mènent des battues pour les chasser.

Enfants de Peluts

Le conflit qui oppose les écolos et les habitant·es historiques ruisselle sur les générations suivantes. Paul, dont le père bosse pour le parc national, raconte : « J’ai eu des problèmes à l’école parce que mon père était identifié pro-ours.  » Vivant côte à côte, enfants de « néos » et ruraux « pur jus » ne s’entendent pas. Le conflit glisse de l’ours vers d’autres enjeux écologiques comme l’écobuage, une pratique qui consiste à brûler des pans de montagne pour enlever les mauvaises herbes et la « nettoyer ». Lise explique : « C’est pas surveillé donc ça dérape. Ça te brûle toute une montagne et les animaux qui vont avec ! Y’a que le fric qui motive ces bergers-là de toute façon.  » Et Paul de renchérir : « Ça serait bien qu’ils arrêtent leurs putains d’écobuages. C’est un truc qui pollue en plus.  » Les critiques s’abattent également sur les comportements des locaux. Les rugbymen, par exemple : « Ils sont pas très futés, font de la provoc, et des conneries. Souvent, les conflits, ça vient d’eux !  » balance Sylvain.

En réaction, les agriculteur·ices et les berger·es se politisent contre l’écologie et ont du mal à supporter l’apologie du « naturel » des néoruraux. Pour Nicolas, agriculteur, « si tu veux pas d’écobuages, c’est que tu es de la gauche caviar...  » « Ces gens arrivent de l’extérieur et considèrent que la nature est un sanctuaire.  » Les néoruraux sont vus comme des moralistes, étranger·es, et « opportunistes » de la montagne. Iban, jeune agriculteur, résume : « Ils n’y connaissent rien. Ils sont passionnés par la montagne, mais ne savent pas comment on y travaille. » Jean, jeune berger, ajoute : « Nous, on vit de ça !  » Les conflits sur les styles de vie et les opinions politiques s’entremêlent jusqu’à créer des clans séparés, comme le raconte Iban : «  Dans les fêtes de village, tu vois qu’il y a d’un côté les familles de paysans et les rugbymen. En général, ils sont plus anti-ours et pour les écobuages. Et de l’autre côté les écolos, les gens qui ne sont pas trop rugby et qui sont plutôt anti-écobuages et pro-ours. »

Faire alliance ?

« Ça serait bien que ça ne bouge pas trop ici, que ça reste tranquille, espère Sylvain. Mais on le voit, il y a de plus en plus de touristes et de nouveaux habitants dans la vallée. » Car pendant que les « néos » et les « pur jus » s’écharpent, un autre danger pointe le bout de son nez : l’attractivité du territoire. En vallée d’Aspe, les logements sont mis sur un marché hors de portée des locaux. Depuis les années 2000, l’installation de nouveaux et nouvelles habitant·es, bien doté·es en capital économique, fait craindre aux jeunes Aspois une dégradation de leurs conditions de vie. « Ils raflent tout pour des maisons secondaires », s’insurge Aimée. En effet, de plus en plus de citadin·es (Bordelais·es et Parisien·nes) achètent des maisons de vacances, tandis que de nombreux propriétaires du coin font de leurs maisons des gîtes ou des locations en Airbnb.

Une analyse de l’immobilier en vallée d’Aspe, commandée par les mairies du coin et parue en novembre 2022, le confirme : « La crise sanitaire liée au Covid 19 a eu pour effet direct l’accroissement des ventes sur la vallée au profit d’un immobilier à vocation touristique et saisonnière. » Une accélération qui s’ajoute au fait que la majorité des maisons traditionnelles, au centre des villages, ne sont déjà plus habitées que l’été, leurs héritier·es étant entre-temps parti·es en ville. « Eux, c’est compliqué de leur dire “vous êtes pas légitimes” » commente Daniel, saisonnier, qui complète le tableau : « Ici à Lescun, c’est grave mort à l’année. Ils sont 100 habitants, alors que l’été, tu peux multiplier par 10. »

« Si l’écologie est un sujet de division, la lutte des classes pourrait devenir un enjeu commun »

D’après un audit commandé par le Syndicat intercommunal à vocation multiple et réalisé par l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT), sur toute la vallée, 42,6 % des logements ne sont pas occupés de toute l’année. À Lescun, cela concerne 70 % du bâti. Lise, qui y habite, témoigne : « On a beaucoup de gens riches qui achètent des maisons depuis le confinement. Des citadins qui débarquent à la montagne et se plaignent parce qu’il y a des cacas de chèvre devant chez eux. Certains sont là une fois tous les cinq ans. Ils bloquent les maisons. C’est devenu hors de prix. Et puis même si t’as l’argent, tu ne peux pas acheter parce que tout est pris. » Ainsi, pour trouver un logement abordable, les travailleurs et travailleuses du territoire doivent parfois aller habiter à plus d’une heure de route.

L’étude de 2022 donne des solutions pour remobiliser les logements vides. Il s’agit notamment d’aider ou d’obliger les rénovations, ou de racheter des maisons vides. Aimée, lui, aimerait qu’il y ait « une priorité donnée aux gens du coin pour acheter les maisons  ». Les habitant·es, en réaction à la pression toujours plus forte qui s’exerce sur eux, passent à la pratique : ils empêchent les nouveaux arrivants d’accéder aux logements par le bouche-à-oreille. Paul explique : « Les agriculteurs sont assez fermés. Mais si un jour je fais une demande pour qu’un de mes enfants ait un terrain ici, il va l’avoir. Par contre, pour un Bordelais ça peut être plus compliqué… Ou plus cher ! »

La vallée se gentrifie, au détriment de toutes les classes populaires, ce qui pousse désormais ses habitant·es, qu’ils soient « néos » ou « pur jus », à penser des alliances contre la bourgeoisie citadine qui s’approprie les villages. Si l’écologie est un sujet de division de ce territoire rural, la lutte des classes pourrait devenir un enjeu commun, et créer des solidarités.

Louise Canaguier
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Cet article a été publié dans

CQFD n°240 (avril 2025)

Dans ce numéro, un grand dossier « ruralité ». Avec des sociologues et des reportages, on analyse le regard porté sur les habitants des campagnes. Et on se demande : quelles sont leurs galères et leurs aspirations spécifiques, forcément très diverses ? Et puis, comment faire vivre l’idée de gauche en milieu rural ? Hors dossier, on tient le piquet de grève chez un sous-traitant d’Audi en Belgique, avant de se questionner sur la guerre en Ukraine et de plonger dans l’histoire (et l’héritage) du féminisme yougoslave.

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