Balayer la corruption
Une « tentative semi-révolutionnaire » : en Serbie, jusqu’où iront les étudiants ?
Le 1er novembre dernier, l’auvent de la gare de la deuxième ville de Serbie, Novi Sad, s’est effondré, tuant quinze personnes. Elle avait pourtant fait l’objet de rénovations par une entreprise chinoise deux ans plus tôt. Depuis, un mouvement de protestation inédit, mené par les étudiant·es, fait trembler le pouvoir du président Aleksandar Vučić. Le Premier ministre, Miloš Vučević, ancien maire de la ville, a dû démissionner et les étudiant·es, organisé·es de manière horizontale, réclament la fin de la corruption du système Vučić. Entretien avec Filip Balunović, docteur en sciences politiques et sociologie et chercheur associé à l’institut de philosophie et de théorie sociale de l’université de Belgrade.
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Pouvez-vous nous dire pourquoi ce mouvement est sans précédent ?
« La raison principale réside dans sa propagation à l’échelle nationale. Il a commencé dans les deux plus grandes villes de Serbie, Belgrade et Novi Sad, puis s’est étendu aux petites villes, et même aux villages. Le 15 février, des étudiants de toute la Serbie ont marché jusqu’à Kragujevac (dans le centre du pays). La dernière manif a eu lieu le 1er mars, avec des étudiants voyageant une fois de plus depuis Belgrade et Novi Sad au nord, jusqu’à Niš au sud – certains à pied, d’autres à vélo. Ces étudiants sont prêts à mettre de côté leur routine quotidienne et leurs engagements académiques. Par exemple, ils ont mené une campagne de porte-à-porte pour sensibiliser et informer les gens sur l’importance de leur mouvement et l’ampleur de leur sacrifice. Et après quatre mois intenses de protestations, il est peu probable qu’ils abandonnent facilement leur cause... »
On a vu les mouvements se multiplier ces dernières années en Serbie, particulièrement contre le projet de mine de lithium de Jadar (ouest). Est-ce que les militant·es écologistes sont impliqué·es dans celui-ci ?
« Ces protestations ont précédé le mouvement étudiant, servant de passerelle pour établir un terrain idéologique commun à travers le pays. Elles ont exprimé une large opposition, non seulement aux projets de Rio Tinto1, mais aussi aux intérêts politiques et économiques des élites, tant serbes qu’étrangères. Ce consensus s’est largement étendu à travers la Serbie, englobant des voix, à gauche comme à droite. Les protestations environnementales ont mis un coup d’arrêt aux projets de l’entreprise, ainsi qu’à ceux des gouvernements serbe et allemand, ce dernier étant en attente du lithium pour sa transition écologique. Elles illustrent une forme d’intersectionnalité, car elles ont réuni des personnes des zones rurales, des communautés suburbaines et de la ville de Loznica, située dans la vallée de Jadar. Beaucoup de militants ont également rejoint le mouvement étudiant, certains arrivant même avec des tracteurs ! »
« C’est peut-être le mouvement de jeunesse le plus massif que nous ayons vu, une “tentative semi-révolutionnaire” »
Aleksandar Vučić et son système corrompu peuvent-ils être renversés ?
« La dynamique actuelle n’est pas seulement centrée sur le changement de régime, mais plutôt sur le réajustement des bases d’un système défectueux. Ces jeunes ont grandi en étant témoins de la dégradation de la société et en ayant passé toute leur vie sous le règne d’Aleksandar Vučić. Pour eux, le passé politique de Vučić et son rôle dans les guerres des années 1990 sont des préoccupations secondaires. Ce qui les motive, c’est la réalité immédiate qu’ils vivent – et qu’ils jugent inacceptable. C’est peut-être le mouvement de jeunesse le plus massif que nous ayons vu, un mouvement que je décris de manière optimiste comme une “tentative semi-révolutionnaire”. Il a reçu le soutien de divers secteurs de la société, y compris des professeurs d’université, des travailleurs agricoles et des professionnels de la santé. »
« Vučić a structuré sa gouvernance de manière à rendre presque impossible une destitution légale, il est clair qu’il ne démissionnera pas facilement »
Comment fonctionne le système Vučić ?
« Vučić est profondément enraciné dans des réseaux d’influence, tant nationaux qu’internationaux. Jusqu’à présent, aucune personne, organisation ou groupe d’intérêt spécifique n’a retiré son soutien à son égard. Il place stratégiquement des figures loyales et de confiance à des postes clés au sein du système judiciaire, pour que celui-ci reste sous son contrôle. Au cours des treize dernières années, ce régime autocratique a été consolidé, et bien que nous assistions désormais à des arrestations médiatisées pour corruption – y compris de personnes autrefois proches du parti au pouvoir – cela semble n’être qu’une façade pour créer l’illusion d’un gouvernement engagé dans la lutte contre la corruption. Par le biais de la domination médiatique, du contrôle judiciaire et de l’érosion des institutions parlementaires, Vučić a structuré sa gouvernance de manière à rendre presque impossible une destitution légale. Sa compétence politique réside dans sa capacité à entrelacer des intérêts divers, se positionnant comme le courtier central, non seulement parmi ses alliés politiques, mais aussi au sein des réseaux d’affaires semi-légaux et illicites opérant en Serbie et au-delà. Il est clair qu’il ne démissionnera pas facilement ni pacifiquement. »
Quelles sont les différences avec le mouvement « Otpor » (Résistance) qui avait mené à la fin du régime de Milošević dans les années 1990 ?
« Aujourd’hui, Vučić maintient un contrôle absolu sur chaque municipalité du pays contrairement aux années 1990, où le mouvement étudiant bénéficiait du soutien de partis d’opposition jugés plus crédibles que l’opposition fragmentée actuelle. Aujourd’hui, les étudiants fournissent un effort conscient pour se distancer des partis politiques. Cela est en grande partie dû au manque de crédibilité de l’opposition, résultant de divisions internes, d’incompétence et de la propagande incessante du gouvernement à leur encontre. Les étudiants ont réussi à établir une communication directe avec les citoyens – ce qu’ont largement échoué à faire les partis d’opposition au cours de la dernière décennie. »
Pourquoi l’Union européenne reste silencieuse ?
« À la fin des années 1990, l’ensemble de l’opposition à Milošević était non seulement soutenu par l’Occident, mais également appuyé par des figures économiques et politiques influentes serbes. Aujourd’hui, la communauté internationale continue de soutenir Vučić, car de grands pays européens ont des intérêts économiques en Serbie. La France, par exemple, a le contrôle de l’aéroport de Belgrade, tandis que l’Allemagne attend l’accès au lithium serbe pour sa transition énergétique. Il semble que les élites les plus riches et les structures oligarchiques en Europe, disposant d’une influence financière suffisante, continuent de tirer des profits, au détriment de l’intérêt public en Serbie. Si Vučić tombe, ce serait cette fois-ci uniquement grâce à la force du peuple serbe, sans aucune aide étrangère. »
« L’intégration européenne est devenue une expression vide, dépourvue de sens concret pour le citoyen serbe moyen »
Et les manifestants, qu’est-ce qu’ils pensent de l’UE ?
« L’absence de drapeaux de l’Union européenne lors des manifestations est un signe clair qui contraste fortement avec les manifestations en Géorgie par exemple. Cela reflète un désenchantement généralisé vis-à-vis de l’UE, notamment en ce qui concerne son traitement de la société civile serbe. L’UE n’est pas un sujet central – ni dans ces manifestations ni dans le discours politique plus large de la Serbie. L’intégration européenne est devenue une expression vide, dépourvue de sens concret pour le citoyen serbe moyen. »
Pour l’instant le mouvement rejette toute récupération politique par les partis traditionnels. Est-ce que ça peut durer ? Quelle stratégie pour la suite ?
« À mon avis, la question cruciale concerne la prochaine étape : que va-t-il se passer après le mouvement étudiant ? En fin de compte, quelqu’un devra se présenter, gagner les élections et reconstruire la confiance du public depuis la base afin d’obtenir un mandat et opérer les changements systémiques radicaux que les étudiants réclament. Cet acteur sera-t-il issu du mouvement étudiant lui-même, ou s’agira-t-il d’une coalition d’étudiants, de professeurs d’université et d’enseignants du secondaire ? Jusqu’à présent, cette seconde étape reste floue. Le mouvement suscite des attentes et élargit l’espace pour l’engagement politique. Les étudiants ne semblent pas prêts à s’arrêter tant qu’ils n’auront pas épuisé tout le potentiel qu’ils ont créé pour eux-mêmes. Dans chaque faculté, des groupes autogérés, appelés “Le Jour d’Après” se sont formés pour réfléchir à ce qui viendra une fois que les manifestations se seront inévitablement essoufflées. Leurs discussions tournent principalement autour de l’institutionnalisation des plénums au sein des universités. Même la réalisation d’une telle idée marquerait un accomplissement extraordinaire, sans précédent en Europe. »
This interview is also available in English.
1 Multinationale anglo-australienne spécialisée dans l’exploitation minière.
Cet article a été publié dans
CQFD n°239 (mars 2025)
Dans ce numéro, un dossier « Vive l’immigration ! » qui donne la parole à des partisan·es de la liberté de circulation, exilé·es comme accueillant·es. Parce que dans la grande bataille pour l’hégémonie culturelle, à l’heure où les fascistes et les xénophobes ont le vent en poupe, il ne suffit pas de dénoncer leurs valeurs et leurs idées, il faut aussi faire valoir les nôtres. Hors dossier, on s’intéresse aux mobilisations du secteur de la culture contre l’asphyxie financière et aux manifestations de la jeunesse de Serbie contre la corruption.
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Paru dans CQFD n°239 (mars 2025)
Par
Illustré par Marina Margarina
Mis en ligne le 16.03.2025
Dans CQFD n°239 (mars 2025)
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