Turbulences et transports en commun

Une grève passagère

Voler sera dorénavant le destin de la France d’en bas. Les gens de bien préféreront s’offrir un sourire d’hôtesse en première classe TGV ou un peu d’espace pour étirer les jambes dans un autocar pullman. Grâce aux compagnies aériennes à bas coût, voyager est devenu l’acte le plus vulgaire – et précaire – au monde. Si la neige et la grève s’en mêlent, c’est le grand sauve-qui-peut ! Y a-t-il encore un pilote dans cette galère ?
par Nono Kadaver

Les portails détecteurs de métal sont au bord de l’implosion, les voyants rouges et verts s’affolent : stop ! go ! stop ! go ! stop ! La foule en mutinerie traverse la frontière dans un va-et-vient incessant, déclenchant une alarme stridente qui vrille les tympans. Sur les marches menant au hall d’embarquement, un freluquet, armé d’un mégaphone et encadré par des flics, négocie le retrait des passagers, mais n’ayant rien à offrir, il se fait insulter. Il y a là des familles entières dont le vol vient de décoller à vide. « J’en ai pour 2 000 euros, moi ! », gueule un père avec son bébé dans les bras. Le freluquet disparaît et les esprits s’échauffent. Debout sur les tapis à bagages, des jeunes haranguent la foule : « On ne bouge pas d’ici tant qu’on n’a pas de solution ! »

Au Nord, c’était la neige. Ici, c’est la grève. Le 21 décembre au matin, notre envoyé spécial au casse-pipe du low cost se voit mêlé à une révolte de passagers dans le terminal MP2 de Marignane (Bouches-du-Rhône). Bananée par un mauvais protocole de fin de conflit, l’intersyndicale des services de sécurité – sous-traitance privée – vient d’appeler au débrayage. Réquisitionnés, certains grévistes ont filtré les voyageurs du vol de Tanger, mais pas assez vite pour empêcher l’avion de décoller sans eux. Fous de rage, ceux-ci bloquent l’accès. Les passagers des vols suivants s’agglutinent sans comprendre. Zen, deux mamies voilées expliquent : « On nous a volé notre avion, alors on fait chier le monde. » En face, personne pour informer, encore moins offrir des alternatives. Le profit à tout prix peine à faire face à sa propre logique. Ryanair, sur le point de retirer ses billes sous la pression du droit du travail indigène, est aux abonnés absents. MP2, idem. Petit peuple migrateur, démerde-toi ! Vous allez à Tanger ? « Non, répond un gars à l’allure paysanne, moi je suis portugais. » Vous allez à Tanger ? « Non, répond un barbu au front marqué par la prière, moi je vais à Düsseldorf. » Pas un responsable en vue, juste des flics harnachés façon Star Wars. « Si on sort d’ici, on a tout perdu !, clame un meneur, patron de boîte d’intérim. On n’est pas au bled, ici ! On a des droits, faut les faire respecter ! » De groupe en groupe, un Anglais veut persuader les bloqueurs de dégager l’entrée. « Nique ta mère, on ne bouge pas d’ici ! »

Un clone de Christine Lagarde, émissaire de la chambre de commerce, se fait huer et promet, avant de disparaître elle aussi : « Je reviendrai vers vous avant 15h. » Auparavant, elle a encouragé les gens à rentrer chez eux et à remplir un formulaire de réclamations… En vain. Un costaud lance à la cantonade : « Si je trouve trois ou quatre personnes pour partager les frais d’essence, je pars en bagnole, je dois être à Tanger demain. » L’équipée s’improvise : « Viens avec nous », encourage-t-on l’erroriste de CQFD, qui hésite. Mal lui en prend, vingt minutes plus tard, son vol décolle à vide. Les annulations tombent en cascade : Séville, Porto, Brest, Eindhoven, Nantes, Düsseldorf, Paris Beauvais, Agadir… 3 000 voyageurs échoués là, à l’orée des vacances de fin d’année.

Écharpe tricolore de guingois, le préfet fait une apparition, histoire de donner un peu de crédibilité à une autorité en plein délitement. Mais les ingrédients sont là pour que l’échauffourée dégénère. Un intermittent du spectacle s’acoquine avec un homme d’affaires pour vitupérer les grévistes. « Si je vais au cinéma et que la caissière est en grève, j’entre et je vois le film gratis ! Il faut faire grève contre la grève ! » Attrapant la balle au bond, l’erroriste demande à un Hollandais effaré : « Vous ne seriez pas pilote, par hasard ? On pourrait détourner un avion ! » À bout de nerfs, l’assistance s’esclaffe.

Monsieur le Préfet est en proie au doute. Main visible de l’État se substituant à la main invisible du marché, il est débordé. À ses côtés, une fliquette s’accroche au mégaphone comme à une bouée et tente de calmer le jeu. En vain. L’écharpe tricolore disparaît à son tour.

La ténacité a-t-elle porté ses fruits ? Les passagers pour Monastir seront transférés en bus jusqu’à l’aéroport de Montpellier. Ceux de Tanger et d’Agadir montent des brigades volantes pour traquer la dame de la CCI qui, oreille collée au portable, flotte et s’évapore d’un terminal à l’autre. Rembourser ? Pas question. Un sous-fifre distribue des bouteilles d’eau. Chaque maillon agit sans y croire, à contrecœur, et même les flics ne sont pas loin de fraterniser avec la masse passagère. Un jeune con crie : « Dégagez-les, j’ai un avion à prendre, moi ! » Mais la plupart des naufragés savent bien que le seul espoir est de rester soudés. Au bout de quatre heures de chaos, les flics dégagent mollement la zone et un gamin en pleurs s’enfuit en se tenant le bras. « Vous n’avez pas honte de frapper un minot ? » Le coupable baisse les yeux.

Un couple de retraités qui montait voir le fiston en Hollande : « À force de faire du dumping social, voilà ce qui arrive ! » Une jeune Franco-Portugaise allaitant son bébé : « Ils nous prennent pour du bétail ! » Et de partager leurs points de vue sur l’absurdité de ces voyages sans saveur, sans autre surprise que ce genre d’accident.

Ce matin-là, derrière le vaste décor d’un monde en perpétuel mouvement, si bien équipé qu’habituellement il fascine et en impose, personne n’assumait plus rien. Et dans ce vide inattendu se glissaient pêle-mêle un sentiment de grande fragilité, la nature réversible de la frustration et du dépit, une tchatche libérée, la légitimité de la colère et de la solidarité, le sens de l’humour et du dérisoire … Et si finalement plus personne n’y croyait ?

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2 commentaires
  • 10 février 2011, 06:38, par juliette keating

    On comprend pourquoi certains préfèrent les jets privés des copains. Pas chers et tout confort. Suffit d’avoir les bons copains...

    http://juliettekeating.over-blog.com/#

  • 11 février 2011, 20:25

    zavaient cas pas être riche.

    En stop, pas de grève.