Dossier : Debout partout
« Un degré de violence rare »
« Ce 9 avril est une grosse journée d’action, avec des cortèges lycéens et étudiants dès le matin. L’après-midi, il y a une certaine tension dès le début de la manif, notamment parce qu’on est beaucoup à ne pas vouloir laisser les syndicats en dicter le déroulement. Quoi qu’il en soit, les flics ont mis le paquet : un drone de surveillance et un hélicoptère de la sécurité civile sont de sortie pendant toute la manifestation.
En début de cortège, alors que la situation semble calme, je file dans une boulangerie pour acheter une pizza. Trois CRS sont postés juste à côté, mais je ne me méfie pas. De l’intérieur, je vois l’un d’eux avec une petite caméra GoPro. Quand je ressors, j’essaye de passer discrètement de manière à ce qu’il ne me filme pas – je considère qu’il est important de lutter contre le fichage systématique en manif.
Quand je sors, le CRS me crie “Photo !” Je remonte mon col et continue ma route. Puis j’entends un “Monsieur !”, lancé un peu plus fort. Je fais celui qui n’entend pas. Et là, au moment où il me dit “Monsieur avec le sac à dos !”, trois ou quatre policiers en civil sortis de nulle part m’agrippent par-derrière et me projettent violemment au sol. Deux d’entre eux me tombent dessus lourdement pour me faire une clé au bras : c’est là que ma rotule morfle.
Sur l’instant, je ne sens pas la douleur. Mais je suis choqué. Je hurle “Je ne résiste pas !” Ils s’en foutent. Ils me relèvent et me plaquent contre un mur, avant de me laisser aux mains des CRS, lesquels fouillent mon sac et confisquent deux ou trois trucs anodins, liés à mon implication dans la médic-team : les ciseaux pour découper les pansements, du gel désinfectant, des comprimés de Maalox. Ils en profitent pour me prendre en photo avec la GoPro, puis font pareil avec ma carte d’identité. Avant de me sermonner : “Si vous n’avez rien d’illégal sur vous, pourquoi ne pas vous arrêter ?”
Me concernant, le point important est là : si tu refuses d’être identifié, tu es forcément suspect et tu t’exposes à des violences. C’est symptomatique. Dans les dernières manifs, le fichage était omniprésent. Il n’y a pas que les drones ou les GoPro des flics, il y a aussi les nasses. Très souvent, après avoir immobilisé les gens, ils les font sortir par un entonnoir, un par un. Ils ont alors tout le loisir de les filmer. Le but de la manœuvre ? Ficher. Dans mon cas, ils l’ont fait à l’ancienne...
La douleur arrive une fois qu’ils me laissent repartir. En fait, j’ai la rotule cassée. J’en ai pour six semaines d’immobilité, avec peut-être une opération à suivre. Mais je ne suis pas le plus à plaindre. À l’hôpital, je tombe sur une femme qui s’est pris un ricochet de FlashBall dans le nez – sa blessure est impressionnante, avec notamment une fracture de la pommette. Sinon, lors de la même manif, un gars est plaqué au sol alors qu’il buvait une canette, laquelle explose dans sa main (14 points de suture) ; deux autres personnes sont blessées par des tirs de FlashBall (ventre et hanche) ; un flic en civil se défoule sur la tête de quelqu’un à coups de matraque (12 points de suture), et pas mal de gens ont des plaies liées à des éclats de grenade de désencerclement.
Ce n’est pourtant pas la manif récente où ils se sont montrés les plus violents. Trois ou quatre jours plus tôt, lors d’un cortège sauvage, j’ai vu quelques flics péter les plombs et arroser les gens de coups de matraque, cassant notamment le bras d’une fille. Il y a en ce moment un degré de violence rare de leur part. Quand on voit le nombre de cartouches LBD40 utilisées quotidiennement, les grenades de désencerclement balancées au milieu de la foule, le retour de la matraque, le FlashBall omniprésent, tu te rends compte qu’il y a une stratégie de terreur. Il s’agit de décourager les manifestants en les faisant flipper. »
Cet article a été publié dans
CQFD n°143 (mai 2016)
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Paru dans CQFD n°143 (mai 2016)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Mickomix
Mis en ligne le 11.04.2018
Dans CQFD n°143 (mai 2016)
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